13 sept. 2007

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LES TIRE-BOUCHONS

Le sage ne sort jamais sans son tire-bouchon



Un jour, un vénérable abbé
- De ceux qui portent crosse et mitre -
S’étant le matin bien levé,
Tient ce discours à son chapitre :

« Mes enfants, comme vous le voyez,
Le temps promet d’être superbe.
Nous allons, si vous m’en croyez,
De ce pas déjeuner sur l’herbe.

« Emportons quelques poulets froids
Et d’autres fruits dans des corbeilles,
Plus force bouteilles… je crois
Que la prudence le conseille. »

A ces mots, nos bons cordeliers
Hurrèrent, comme on s’imagine,
Les uns se ruant au cellier
Et les autres à la cuisine.

Les paniers remplis, on partit
On bouffa du kilomètre,
Histoire d’être en appétit
Pour cette godaille champêtre.


Après deux heures sinon trois
De marche, loin du monastère
Ils pénétrèrent dans un bois
Saturé d’ombre et de mystère.

« Ma foi ! L’endroit est merveilleux,
Dit l’abbé. C’est là qu’on opère.
Nous y serons comme des dieux.
Qu’en pensez-vous, mes petits pères ?

« D’autant mieux que j’ois ramager
Une source vraiment propice
Où nous allons presto plonger
Notre vin pour qu’il rafraîchisse. » -

« Que voilà qui est bien parler ! »
Clamèrent en chœur les ouailles
En se hâtant de déballer
Et bouteilles et victuailles.

Déjà le couvert était mis,
Chacun affûtait sa mâchoire…
Quand l’abbé leur dit : « Mes amis,
Avant que de manger et boire,

« J’estime qu’il serait décent
De faire une courte prière.
Bénissons le Dieu tout-puissant.
Prenez-moi votre bréviaire… »

Or, ils se fouillèrent partout,
Pas de bréviaire. O disgrâce !
On ne saurait songer à tout…
« C’est bien - dit l’abbé - qu’on s’en passe.

« Vous en serez quittes ce soir
Pour dire double patenôtre.
Buvons toujours, et sans surseoir.
Oh ! oh ! en voici bien d’une autre…

« Faut-il que je sois cornichon !
N’ai-je pas oublié moi-même
Par malheur, le tire-bouchon !
Comment résoudre le problème ?

« Eh bien donc, nous boirons de l’eau,
A la guerre comme à la guerre.
Certes, ce n’est pas rigolo,
Mais que diable peut-on y faire ! »

Lors, nos moines, au même instant,
Qui redoutent ces anicroches,
Firent voir qu’ils avaient autant
De tire-bouchons que de poches !


Raoul Ponchon
le Journal
15 juil. 1907
Muse Gaillarde
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