18 sept. 2007

Les débats sont roses

Le coup d'oeil de Ponchon est aigu, sévère, mais souvent lucide. Dans le domaine des lettres et des arts, il a jugé ses contemporains à leur juste mérite et tous ceux qui furent ses têtes de Turc, les Dumas fils, les Georges Ohnet, Sarcey, Sardou, n'ont jamais passé pour les lumières de leur temps.
Mais à mettre le doigt sur les tares, sur les médiocrités, sur les ridicules de son siècle, Ponchon ne pouvait aboutir à une conception du monde qui fût très optimiste : " O sale monde, sales gens ! " gronde-t'il. Et plus d'une fois le dégoût de son époque le saisit ...


A mon ami Léon Blondel



Nous achèterons les plus belles proses
Pour en régaler notre pauvre cul ;
Les bas-bleus
* sont bleus, les Débats sont roses ;
Dans les temps anciens que n’ai-je vécu !

Je disais, voyant les débats si roses :
Sont-ils tombés dans le contraire excès ?
Et devenus - hier encor si moroses -
Plus obscènes que le Courrier Français ?

Voilà qu’aujourd’hui les Débats sont roses :
Cela nous promet un peu de gaîté.
Je sentais déjà fondre mes névroses
Comme de la neige au soleil d’été.

O dehors trompeurs comme en toutes choses !
Ils sont bien plus bleus, sois-en convaincu.
Nous continuerons d’acheter leurs proses
Pour en régaler notre pauvre cul.


Il faut bien tromper sur la marchandise,
A la Vérité mettons un jupon ;
Un chat n’est plus, faut-il qu’on vous le dise ?
Un chat, non plus que Rollet
*
un fripon.

Nous avons voulu vivre dans les villes
Tout comme un quelconque et bon citoyen,
Mais nous sommes trop crétins, inhabiles ;
Non, décidément, n’y a pas moyen.


Où pourrait-on bien dégoter des juges ,
Un juge est bien plus rare qu’un ténor.
Faut-il remonter aux anciens déluges ?
J’en connais sous Nabuchodonosor.

Ces chers magistrats, à la haute pègre
Vont sacrifiant les plus fiers talents ;
Ils savent le truc pour blanchir les nègres
Et vice versa pour nègrir les blancs.

Que dira plus tard la terre épatée
De la triste fin de siècle où l’on vit
La gaîté française représentée
Par l’incohérent youpi J. Lévy ?

Le sale Aujourd’hui ! Quelle époque indigne
On te fiche Paul Verlaine au rancart
Et l’on chauffe Casimir Delavigne !
*
Tenons-nous, ma muse, un peu à l’écart.

Le théâtre est mis en couple réglée
Par un Dumas fils, un Sardou braillard,
Un Meilhac
* dont la verve est désenflée,
Qui ne sont que des joueurs de billard.

Nous sommes épris de vieilles images :
Des Madame Adam en chapeaux gibus
- Les bas-bleus sont bleus - et des roses mages
Le Sar Péladan
* et le sieur Papus.*

Nous mettons nos cœurs au Dépôt des marbres ;
Tout est maquillé, tout est travesti ;
Eux-mêmes, au lieu des feuilles, les arbres
Sont pleins de rubans et de confetti.


L’amour se vend jusqu’à cent francs la livre…
Et l'honneur atteint au prix fabuleux...
Dans les temps anciens que n’ai-je pu vivre !
Les débats sont ros’ avec les bas-bleus !

Ma muse, fuyons cette pourriture.
Peut-être, qui sait , encore il est temps ;
Allons renifler chez dame Nature,
Comme dit Goudeau, le nommé Printemps.

Nous redeviendrons, loin de ce bitume,
Des êtres naïfs et bons comme avant,
A l’âge où les gens n’avaient pour costume
Que l’or du Soleil tissé par le vent.

Je te vois déjà, craintive, ingénue,
Dans les herbes et les fleurs te plonger ;
Et tu seras rose et tu seras nue
Sans te soucier du sieur Bérenger.





Raoul Ponchon
1893



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