14 sept. 2007

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Le songe de Ferrouillat


Une nuit que j’étais dans les bras de Morphée,
Reposant chastement, et la tête coiffée
D’un bonnet de coton chaste aussi, le Courrier
Français – vous savez bien, ce journal ordurier –
M’apparut, sur ma tête accumulant l’outrage ;
Même il avait encore augmenté son tirage.
« Cramponne-toi, dit-il, Ferrouillat, Ferrouillat,
Honteux échantillon de ton sexe – auvergnat ;
Car Le Courrier Français est sur toutes les tables ;
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ferrouille, et ses dessins que tu veux supprimer
Devant tes chastes yeux vont vivre et s’animer. »

Comme il disait ces mots, toutes les femmes nues
De Forain, de Zier, maigrichonnes, charnues,
Et celles de Heidbrinck ; les fessiers de Quinsac
Qui mettent le bon goût et la pudeur à sac,
Les macabres et cruelles prostituées
De Legrand, aux baisers des vieux habitués,
Passaient et repassaient me faisant les yeux doux
Et puis déliquesçaient comme au feu le saindoux.
Et ce n’était pas tout, car toutes les orgies
De nudités qu’on voit dans les Mythologies,
Dans la Bible, partout, les derrières, les culs
Qui fournirent un tas énorme de cocus,
Tous ceux qui firent un peu de bruit dans l’ histoire
Et dont les noms affreux affligent ma mémoire,
Commencèrent un épouvantable sabbat ;
Et rien qu’en y pensant mon cœur encore bat.

Je vis Adam et Eve, hélas ! avant leur faute,
Sans le moindre embarras étendus côte à côte.
Encor s’ils eussent eu des feuilles de figuier !
Mais non ! L’on pouvait voir jusques à leur gésier.
Je vis l’horrible Loth qui fut son propre gendre
Et ! Spectacle odieux que je ne saurais rendre !
Le solitaire Onan taquinant…le voisin
A côté de Noé qui montrait son…raisin.
Puis ce fut le troupeau des courtisanes grecques
Dont les noms seuls prendraient plusieurs bibliothèques,
Rhodope, Leonthium, Charitoblepharis…
La belle Hélène sans chemise, avec Pâris ;
Et Phryné devant qui menaient un grand tapage
Les membres cramoisis de tout l’Aréopage ;
Laïs, allant trouver la nuit, incognito,
Diogène habillé de trous, dans son tonneau ;
Aspasie, et Sapho dans son Académie
Apprenant quelque langue à sa petite amie.
Mais voici que tout se confond dans mon esprit.

Il faudrait que le reste en latin fût écrit :
Que dis-je ? le latin est transparent, absurde,
Pour bien faire il faudrait que j’écrivisse en kurde.
Je vis Sardinapoil ; Héliogabapoil
Qui se faisaient traîner par des femmes à poil.
Toute l’orgie romaine, et sortant de leur crypte
Les mystères fangeux de la lointaine Egypte.
Pharaons, empereurs sans sexe, et selon l’us
Les prêtresses d’Isis promenant le phallus ;
Je vis, tableau bien fait pour la mélancolie,
La déesse Vénus, horriblement jolie,
Sortant de la mer, nue, avec son joli Cu
pidon, dieu de l’Amour, qui me montrait son cul.
Et Bacchus, sur son char traîné par les Bacchantes,
Pour tout voile n’ayant que des feuilles d’acanthes
Dans les cheveux ; Diane avec Endymion
Telle que demandait à la voir Actéon.
Je vis Pygmalion animant sa statue
Et Caudaule montrant sa femme non vêtue.
Le bel Antinoous, Narcisse au bord de l’eau
S’amusant à je ne sais quoi – comme Charlot.


Un peu plus loin c’était cette belle inconnue,
La Vérité sortant de son puits toute nue,
Près de Penthésilée, ayant pour tout avoir
Un seul sein, mais un sein que je ne saurais voir.
Puis cette vision disparut dans l’Averne
Et mon rêve se fit de plus en plus moderne.
Il était, s’il se peut, encor plus biscornu,
Et tout aussi nu, nu, nu, nu, nu, nu, nu, nu.
Des femmes, si l’on peut appeler ça des femmes,
Montraient à qui mieux mieux leurs natures infâmes.
Des danseuses, n’ayant ni maillot ni tutu
Disaient à la pudeur zut et turlututu.
Des horizontales et des agenouillées,
Les lèvres du souper d’hier encor mouillées,
Allaient au Bois sur leur guitare à quatre pieds,
Faisant de l’œil à nos petits estropiés.
Je remarquais aussi les femmes de Catulle
Aussi vagues que l’Aube ou que le Crépuscule,
Et qui toutes étaient dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.


Ce n’étaient que chameaux affamés de luxure ;
Quelques-unes avaient cependant des ceintures
De chasteté, mais sans cadenas : Je crus voir
Les femmes de Bourget en simple corset noir ;
En voiture, plus loin venait un être étrange.
C’était ni plus ni moins que la baronne d’Ange,
Morte tout récemment d’un cancer du fumeur,
Du moins à ce que dit la publique rumeur.
Je croyais que c’était fini, lorsque, en arrière,
La Monquette en riant me montra son derrière.
Puis vinrent des enfants tout nus, poussant des cris,
Sentant encore le chou dont ils furent nourris ;
D’autres, vit-on jamais une chose pareille,
Miraculeusement se faisant par l’oreille ;
Un tas de veaux mort-nés, erreurs de leurs parents,
Chinois confits au fond de bocaux transparents.
Et, brochant sur le tout, spectacle des plus ternes,
Thiers qui montrait son cul entre quatre lanternes.
…………………………………………………
Et le Courrier français se mourait de plaisir.
Et comme je tendais mes mains pour le saisir,
Je n’ai plus rencontré qu’un horrible mélange
De derrière meurtris et traînés dans la fange,
Des ventres effrayants et des membres affreux
Que des doigts convulsifs se disputaient entre eux.



Raoul Ponchon
le Courrier Français - 26 août 1888

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