14 sept. 2007

Noctambulisme

Quand on fut toujours vertueux,
On aime à voir lever l’aurore.




O Paris, à l’heure où tu pionces,
Après tes labeurs terminés,
Sauvegardé par tes Alphonses
Et par tes sergots combinés ;

A l’heure où, grâce à nos édiles,
Dans les plus vilains carrefours
En sanglants incidents fertiles,
Il fait noir comme dans des fours ;

Ferrouillat de son lit s’élance,
S’habille dans l’obscurité
Et pourquoi cela ? C’est, je pense,
Pour ne pas voir sa nudité.

Il met un nez de fantaisie
En cas qu’il rencontre un des siens,
Prend les ciseaux d’Anastasie
Qui tond les chats, coupe les chiens.

De quoi se munit-il encore ?...
Ah ! De pinceaux et de couleurs,
Comme un ouvrier qui décore,
Soit un peintre décorateur ;

Et puis d’une lanterne éteinte,
Afin d’être moins reconnu.
Et lorsque sa figure est teinte,
Il sort à pas menu, menu.

Où va-t-il ainsi ce fantôme ?
Va-t-il attendre l’omnibus,
Ou sur la colonne Vendôme
Le joyeux lever de Phébus ?

Va-t-il faire en un bouge infâme
Sa courte prière à Vénus ?
Le croyez-vous ? Chère madame,
Vous ne connaissez pas ses us.

Il est chaste, quoi qu’on en dise.
C’est comme si vous avanciez
Que, de leurs propre marchandise,
Se nourrissent les pâtissiers.

Ce qu’il condamne chez les autres
Il ne peut le vouloir pour lui ;
Ces affaires-là sont les nôtres,
Comme il nous l’affirme aujourd’hui.

Où va-t-il ? Faire des battues
Dans les squares et les jardins,
Recouvrir toutes les statues
De pampres et de ses dédains.

Il se dépêche vers le Louvre,
Gloire des peintres, ces salauds ;
Toutes les salles il les ouvre
Et visite tous les tableaux.

Avec ses pinceaux, ô prodige !
Il transforme les Raphaël ;
Et d’une Vénus Callipyge
Il vous fait un Père Eternel.

Cette plantureuse Kermesse
De Rembrandt devient, sous ses doigts,
Un endroit où l’on dit la messe :
C’est trop de bonheur à la fois.

Et de sa patte sacrilège,
Il commet cet assassinat
De faire un Durand d’un Corrège
Et d’un Titien un Bonnat.

Et lorsqu’un tableau par cette oie
Ne se laisse pas manier,
Il l’égratigne, le nettoie
Et le monte dans le grenier.

A la sculpture, il émascule
Les Bacchus et les Apollons,
Et quant au formidable Hercule,
Il lui passe des pantalons.

Il quitte alors les galeries
De ces chefs-d’œuvre, et va dans nos
Principales imprimeries
Y tripatouiller les journaux.

S’il trouve dans la copie,
Par exemple, le mot : amour,
Il le chambarde, l’estropie
Ou le remplace par tambour.

Puis il parcourt toutes les rues.
Pige-t-il des chats dans un coin
En des postures incongrues,
Il les envoie aimer plus loin.

Voit-il un filet de lumière
Filtrer à travers un rideau,
Il dit d’une voix en colère :
On ne dort donc pas, hé ! là-haut ?

Sa stupéfaction est grande :
Pourquoi des gens veillent-ils si
Tard, et Ferrouillat se demande
Ce qu’ils peuvent bien faire ainsi ?

Bref, ce magistrat homérique
Fait son devoir avec amour ;
Il veille à la pudeur publique
Aussi bien la nuit que le jour.

Enfin, au sein de sa famille
Il rentre lorsque l’aube luit
Et ce Titus de pacotille
Dit : Je n’ai pas perdu ma nuit !


Raoul Ponchon



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