13 sept. 2007

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JEANNE D’ARC



Je ne sais, Ponchon, si tu erres,
Mais du train dont les statuaires
Y vont, je crois que chaque parc,
De chacune ville de France
Bientôt, selon toute apparence,
Possédera sa Jeanne d’Arc.

Et, non seulement chaque ville,
Chaque bourgade la plus vile
Mais aussi chaque citoyen
L’aura de même, en pied, en buste,
Sinon sur un cheval robuste,
Selon son goût et son moyen.

Bientôt, qui sait ? tel pauvre diable
Vous dira d’un air pitoyable
Tout en sollicitant un marc :
« Passant, ma misère est extrême,
Figurez-vous, je n’ai pas même
Chez moi la moindre Jeanne d’Arc. »

Eh bien donc, bon sculptier, travaille,
Fais ta Jeanne vaille que vaille
Telle que la voit ton cerveau ;
Sculpte-la dans l’or ou le marbre,
Découpe-la dans un tronc d’arbre
Ou dans une tête de veau.

C’est tantôt une niquedouille
Qui va maniant sa quenouille
Cependant qu’elle entend des voix,
- Ce qui paraît inadmissible –
A moins, c’est encore possible,
Que ce soit le cor dans les bois.

D’autres fois c’est une guerrière
Qui sort de la Salpêtrière,
Califourchant un palefroi
Apocalyptique, hydropique,
Avec, en sa dextre, une pique
Et qui gueule : vive le Roy !...

Ou bien, elle est soûle, éperdue,
Les yeux au loin, dans l’étendue,
Vers un but qui la fait loucher ;
Quand ça n’est pas une martyre
Qui se racornit et s’étire
Sur un misérable bûcher.

Las ! dans quelle boue on la traîne
Jehanne, la bonne Lorraine !
Que les Français sont donc Français !
Pendant des siècles ils l’ignorent,
Aujourd’hui voilà qu’ils l’arborent,
Tombant dans un contraire excès.

Ils ne jurent plus que par Elle ;
Cette héroïque pastourelle
Leur a tourné le ciboulot ;
Ils l’appliquent sur leur détresse,
Et sur leur âme pécheresse
Ni plus ni moins qu’un rigolot.

Au moment où le pays sombre
Dans une crapulite sombre,
Loin de son honneur ancien,
Ils croient que cette vierge sage
Leur rafistole un pucelage…
En quelque sorte avec le sien !



Raoul Ponchon
Le Courrier Français., 12 mai 1895
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