17 sept. 2007

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LA PREMIERE RIDE
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Quand le Gentilhomme d’en Haut
Eut tiré de l’affreux chaos
Cet autre chaos qu’est le monde,
D’un seul clignement de ses yeux,
Le soleil, la terre, les cieux,
Et l’homme brun, la femme blonde ;
Quand à cette création
Il eut donné le coup de fion ;

« Ne reste plus qu’à la défaire
- Dit-il - par le Néant, mon Père !
Ainsi donc les fleurs fleuriront
Au printemps, et se faneront
En automne, sans cause aucune ;
Les soleils deviendront des lunes.
Les saisons viendront, s’en iront,
A propos de rien, pour des prunes ;

Toi-même, misérable Adam,
Tu perdras ton cheveu, ta dent.
Pour Eve, il en ira de même.
Telle est ma volonté suprême. »

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Là-dessus, l’excellent Bon Dieu
Rentra dans son propre milieu.
Et tout se passa de la sorte
Qu’il avait dit. On s’en rapporte…

Or, un jour qu’il déambulait
Dorlotant on ne sait quel rêve,
Il rencontra notre mère Eve
Qui sanglotait, se désolait
Au bord d’une claire fontaine :
« Eve, dis-moi qu’elle est ta peine ?
Adam t’a-t-il fait du chagrin ? »

Elle dit : « O mon souverain !
Non, non, Adam est un brave homme
Qui m’aime… mais regarde comme
Je deviens laide. Quel affront !
Vois cette ride sur mon front ;
Qu’est-ce que cela signifie ?
L’aurai-je donc toute ma vie ?

- Bah ! mon enfant, cela n’est rien.
Il en viendra d’autres, combien ?
Plus tard, quand tu seras moins nue.
D’ailleurs, je t’avais prévenue,
L’homme et la femme vieilliront,
Avais-je dit. Et sur leur front
Les rides se multiplieront,
Tu n’y saurais couper, ma vieille,
Argile idéale, ô merveille !
Dure est ma loi, mais c’est ma loi.
- Eh que me fait à moi, ta loi ?
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Lui répondit la pauvre femme,
Je la trouve stupide, infâme.
Vieillir tant que tu voudras, mais
Ce que je n’admettrais jamais,
C’est d’être ainsi défigurée ;
Jamais, entends-tu bien jamais,
Pourquoi rendre laid ce qu’on crée ? »
Le Seigneur trouva superflu
D’insister, et dit : lanturlu !…

Et voilà des siècles, en somme,
Que les filles d’Eve sont comme
Leur mère, et ne sauraient d’abord
Se faire à la navrante idée
De devenir toutes ridées.
Et je leur donne pas tort.




Raoul Ponchon
le courrier français - 18 déc. 1904

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