16 oct. 2008

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PARADOXE SUR LES TROTTOIRS
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Depuis qu’à travers les compites
De l’Urbe vais me baladant
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Y semant mon cheveu, ma dent,
Mes galions et mes pépites,

Je m’étais toujours demandé
Pourquoi tel trottoir par la foule
Evite, tandis qu’elle aboule
Sur celui de l’autre côté ?

Vous l’avez vous-même sans doute
Mainte et mainte fois remarqué :
L’un est nombreux, animé, gai,
L’autre est morne comme une route ;

Sur celui-ci vous trouverez
Dis-je - fort peu de viande humaine
On ne sait quel diable la mène,
Les gens y passent, affairés ;

Sur celui-là, plus sympathique
On séjourne plus volontiers,
On y flâne des jours entiers,
On s’arrête à chaque boutique ;
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Et tout le jour, dès le matin
On y constate la présence
De figures de connaissance…
Enfin, il est un fait certain

C’est cette absurde préférence
Des foules pour le trottoir ;
Qu’on me conduise aux abattoirs
Si voilà pas de la démence.

Quoi ! Les deux trottoirs sont-ils pas
D’une rue en tous points semblables,
Aussi longs, aussi confortables ?
Aussi ductiles à nos pas ?…

Eh bien non. Et la différence
Est là que le moins fréquenté
Est aussi le moins escorté
De bistros
(1) … Ah ! Vive la France !

- En doutez-vous ? Allez -y voir -
Voilà qui rend un trottoir blème.
Maintenant, un autre problème :
La question est de savoir

Si c’est qu’il y a peu de monde
A cause du peu de bistros,
Ou s’il y a peu de bistros
Parce qu’il passe peu de monde.

Je penche pour ce dernier cas
Qui me semble le plus logique.
Pour moi c’est la raison unique
Qui fait que je n’y passe pas.



RAOUL PONCHON

le Courrier Français - 14 oct. 1894
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(1) Bistro, marchand de vins. Note pour les gourdes.

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