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ABDALA
Au « Sois-charmante-et-tais-toi » de Baudelaire, notre chroniqueur a coutume d’opposer un Sois-charmante-et-chante-juste à l’adresse des célébrités du café-concert.
Mais s’il trouve seulement la seconde recommandation obéie; il passe sur la première. Qu’une certaine Abdala naisse comme un champignon, en avril 1893, sur la scène « sélectionnée » du Petit-Casino, et qu’une cabale la menace parce qu’elle a du talent et sous prétexte qu’elle n’est pas faite au tour, ce farouche amant de la plastique (sur lequel les bonnes petites amies comptaient) se placera, d’ailleurs discrètement, sur le terrain de la diction.
Marcel Coulon
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A Jules de Brayer
L’autre hier, Brayer m’arrête
Et me dit comme cela
De sa manière discrète :
« Connaissez-vous Abdala ?
- Cher maître, lui répondis-je,
Abdala ? Non. Connais pas.
Qu’est-ce ?- Un miracle… un prodige…
Allez la voir de ce pas. »
Comme j’ai la plus extrême
En le goût de celui-là
Confiance, le soir même
J’allai voir cette Abdala.
Car ce nom cache une femme,
Une artiste, et pas du tout
De ces chanteuses-réclame
Qu’on rencontre un peu partout,
Et qui sans âme, sans geste,
Sans plus de voix qu’un poisson,
Et sur un immodeste
Vous serinent leur chanson.
Non, la nôtre est bien plus rare,
Plus bizarre assurément,
Plus - si vous voulez - barbare,
Je n’y tiens pas autrement.
Je la crois meilleure et pire
Que l’illustre Thérésa,
La Thérésa de l’Empire,
Oui, ni plus ni moins que ça.
Elle me semble l’aurore
De la chanson qu’il nous faut,
Je le soutiendrais encore
La tête sur l’échafaud.
Mais la voici sur scène :
C’est une apparition
Qui vous surprend et vous gène,
Puis charme l’attention.
Quand j’ai vu cette toquée,
J’ai cru devant moi d’abord
Une figure évoquée
Par un Péladan *…plus fort.
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Elle-même se diffame
Avec cynisme et candeur,
Car, oubliant qu’elle est femme,
Elle triple sa laideur.
Elle torture son masque,
Elle s’horrible à plaisir ;
Pour quelque sabbat fantasque
Elle allume le désir.
Le cou s’allonge, la tête
Flotte au-dessus, et les bras
Semblent des pattes de bêtes
Ou tout ce que tu voudras ;
Ses yeux biglent, et sa bouche
Se démesure à tel point
Que, dans ce gouffre farouche,
Elle peut mettre le poing.
O le faucheux gigantesque
Et le macabre jumart !
C’est l’épique et le grotesque
D’un Redonien cauchemar.
C’est le beau dans le difforme
Et dans l’excessivité,
La cocasserie énorme
De la lugubre gaîté.
C’est là (à moins que je me blouse
Et qu’on me mette a quia)
Comme un de Lautrec-Toulouse
Tripatouillé par Goya.
Maintenant, m’allez-vous dire,
Que chante cette Abdala ?
Ah ! Parbleu, vous allez rire,
Mais je l’ignore, cela.
Ce qu’elle chante, il m’importe !
Toutefois je pense que
C’est des airs de toute sorte
N’ayant ni tête ni queu’.
Ca ne fait rien à l’affaire ;
J’estime qu’elle pourrait
Nous chanter des Brunetière *
Et qu’elle nous distrairait.
Je pense encore si Dieu daigne
Ne nous l’enlever trop tôt,
Qu’elle illustrera le règne
De Monsieur Sadi Carnot.
RAOUL PONCHON
le Courrier Français
16 avril 1893
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