17 oct. 2019





JANE AVRIL

Jane Avril ne ressemblait guère aux danseuses du " french cancan " de la Belle Epoque. Rien, chez elle, de la sensualité canaille de la Goulue ; elle était la distinction même : silhouette élancée, visage anémique et mélancolique, chevelure rousse et chic anglais, ajoutez à cela ce côté ondoyant de "serpent qui danse " si bien mis en relief par son fidèle ami Toulouse-Lautrec fasciné par son inquiétante et insaisissable beauté.
...Les reines du quadrille gambillaient, Jane Avril dansait.

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Or, moi qui jamais ne bouge
Que pour aller chez Pousset,
Je fus hier au Moulin Rouge,
Je ne sais quoi m’y poussait.


Ce n’est pas la bagatelle…
J’ai depuis beau temps, les pieds
Comme la Guerre… en dentelle,
Ou si l’on veut en papier.



Je ne marche plus ou guère
Je puis le dire sans fard.
Mais alors qu’allais-je y faire?…
Je ne l’ai su que plus tard.


Après un repas bachique
J’arrivai dans ce Moulin
Au moment psychologique
Où le bal battait son plein.


Affalé contre une borne
Devant un verre de… quoi ?
Je regardai d’un œil morne
S’agiter autour de moi


Dans un tourbillon de nippes
Un tumultueux cancan,
Et j’imaginais les tripes
A la manière de Caen.




Des cavaliers, vrais mandrilles
Désossés pour la plupart,
Echevelaient des quadrilles
Aux sons d’un piston criard.



Oh ! Le spectacle morose
De cet odieux chahut !
Pour le raconter s’impose
La lyre d’un Gamahut.



J’allais fuir comme la peste
Cette dolente cité
Et sans demander mon reste
Quand je fus sollicité


Par un petit être frêle
Gracieux et puéril
Qui répond quand on l’appelle
Au doux nom de Jane Avril.



Elle dansait toute seule
Sans souci d’un cavalier ;
Non pas qu’elle soit bégueule
M’a dit certain familier.



Elle dansait seule parce
Que cela lui plaît ainsi
Qu’elle le trouve pus farce,
Elle a raison, moi aussi.



Elle se glissait mignonne,
Souple entre les rangs pressés
Sans jamais gêner personne
Et sans jamais dire : assez. 


Certainement que sa danse
N’est pas celle que l’on voit
Aux bals de la Présidence ;
Il s’en faut au moins d’un doigt.



Ça n’est pas une infamie,
Non plus de danse que l’on
Apprend à l’ Académie.
Elle en sait beaucoup plus long.



Elle danse comme on danse
Au Moulin-Rouge, mon Dieu…
Mais avec quelle élégance !
Elle est canaille, si peu !



Elle est toute charme, harmonie.
C’est la seule, à mon avis,
Saltatrice de génie
Que jusqu’à ce jour je vis,



Elle est à la fois espiègle
Et mélancolique. Elle a
Son seul caprice pour règle,
Et c’est de l’art que voilà.



Sur de quelconques musiques
Elle improvise des pas ;
Les rythmes les moins classiques
Ne la déconcertent pas.


Elle danserait, je pense,
Aussi, mille fois sur dix
Sur l’air de « Reine Hortense »
Sinon du « De Profundis ».


On se la représente
Pas - ou du moins, quant à moi -
Différemment que dansante ;
Elle danse comme…on boit.



Et sans plus de commentaire,
Elle vous donne à penser
Que sa fonction sur terre
Est seulement de danser.



Voire, quand va la pauvrette
Chez elle se pagnoter,
Aussitôt chacun répète :
Comme elle va s’embêter !




RAOUL PONCHON
le Journal - 03 oct. 1900



1 commentaire:

fana a dit…

ce qui distinguait J A des autres, c'est ce qu'on appelle la classe... ça ne s'explique pas , c'est ainsi.
blog magnifique dont je suis assidu.