31 janv. 2010

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Nous voici transportés, boulevard des Italiens à Paris, chez " TORTONI " * * * *qui fut le grand café à la mode du XIXème siècle, à la réputation non usurpée par la qualité du service et l'innovation de sa cuisine....
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C’est fini. Tortoni vient de boucler sa boucle.
En manière de deuil buvez de l’eau de Lourdes,
O seigneurs du Perron !

Fameux habitués de cette sainte enceinte
Vous fut servi hier votre dernière absinthe
Par monsieur Percheron.


Les recettes étaient, dit-on, plus que légères,
Malgré que ces messieurs bussent des choses chères
Et pavassent recta ;

Mais aujourd’hui le jeu n’en vaut pas la chandelle,
Paraît-il, de servir trop bien sa clientèle,
Alors… taratata.


Puis les cafés s’en vont rapport aux brasseries.
Et pourtant l’on y boit quelles saloperies

Et mixtures sans nom !
Car, que bois-je, grands dieux ! chez Pousset ? De la bière ?
Pouah ! Cela ne peut me mener au cimetière
Ou dans un cabanon.

 
Au Perron tout était franc d’origine, sage,
Mais rare se faisait le client de passage
Qui boit, paie et s’en va,
Celui qui, comme on dit, fait marcher le commerce
Et fait pleuvoir aussi se la monnaie à verse
Dans la caisse au papa.


Au surplus, ce Perron était fort redoutable ;
Et si vous entriez inconnu, non notable,
Comme ça, sans façon,
Les habitués vous regardaient d’un œil torve
Comme si vous eussiez eu la rogue ou la morve,
Et disaient au garçon :


« Quel est ce pèlerin, qui n’est Machin ni Chose ?
Est-il un gencélèbre ou quelqu’un dont on cause ?
Que veut dire ceci ?
Et, s’il n’est fameux ui, comme vaudevilliste,
Ni comme grand seigneur, ni comme journaliste,
Pourquoi vient-il ici ? »

Ma foi, s’il y venait, il n’y revenait guère.
N’y a-t’il pas des chands de vin pour le vulgaire ?
Ils avaient bien raison :
Ce n’est plus le Perron si le monde y foisonne.
La maison où l’on dit :Je n’y suis pour personne
Est la bonne maison.

Perron de Tortoni, je te revois encore
Avec tes fiers clients que leur esprit décore,
Tels d’Orsay, les lions,
Tes grands mamamouchis à lettres, tes dandies,
Et tes gros financiers, et tes grandes ladies,
Tes Pearl, tes Deslions,


Je revois les Montrond, les Jouy, les Lacretelle,
Ton abbé Monselet en jabot en dentelle
Et tes Scholl et tes Karr,
Tes Albéric Second, tes Grammond Calderousse,
Et celui dont le nom vous donnait la frousse,
Le terrible Choquart.

Leur génération finit avec l’Empire ;
Celle qui vint après, ni meilleure ni pire,
Est celle d’aujourd’hui,
Empreinte tout autant d’esprit et d ‘élégance,
De curiosité, d’art et d’extravagance
Et tout autant d’ennui.
 


Je vous ai vus hier, écrivains très illustres,
Grands artistes à peine âgés de quelques lustres,
Au Perron’s five-o’clock :
Maurice Montégut qui fais gémir la presse
Lit Mendès qui parais accuser la paresse
Dumas et Paul de Kock.


Je vous verrais toujours, ô récentes images,
Poètes, romanciers, journalistes et mages
En qui la gloire bout ;
Occulte Jules Bois,Forain plein de génie,
Caliban et Goudeau, princes de l’ironie,
Et Scholl, toujours debout.


Hier encor vous étiez en petite chapelle,
Et vous y remuiez de l’esprit à la pelle,
C’est l’endroit qui le veut.
Se rappelle-t-on pas cette étrange guérite
Ou l’homme en faction se tuait de suite ;
Vous eussiez dit un vœu.

Tortoni ! Tortoni ! Chapelle disparue !
Vous voilà dispersés et semés dans la rue,
Messieurs de Tortoni ;
Et les oreillesde ses murs par vos saillies
Ne seront plus, hélas ! Désormais assaillies
N-i-ui, c’est fini.


Cependant, il paraît, lorsque la nuit est sombre,
Qu’on voit chez feu Perron se faufiler une ombre
Qui dit : Messieurs, bonsoir !
Aux anciens clients brillant par leur absence,
Et machinalement près d’une connaissance
Défunte va s’asseoir.
 

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Mon dieu ! C’est simplement affaire d’habitude.
L’habitude c’est tout, ainsi, voyez Latude,
Ce soi disant martyr,
Au bout de trente-cinq printemps de paille humide,
Quoi que l’on dise, était devenu si timide
Qu’il n’osait plus sortir.


Donc, notre ombre demande un peu de bière ponce ;
La larve d’un garçon, sans faire de réponse,
Lui sert l’ombre d’un bock
Qu’il boit, puis il parcourt des ombres de gazettes,
Traite de temps en temps les copains de mazettes
Jusques au chant du coq ;


 
Aussitôt il se lève et dit : a la malheure ?
Je vais rentrer encore à la quatrième heure
Comme ponchon raol.
Gâçon, que dois-je ?… Bien, gardez. Puis s’en va triste,
Non sans être informé : Dites-moi donc, Baptiste,
Vous n’avez pas vu Scholl ?…


RAOL PONCHON
le Courrier Français 09 juil. 1893

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