5 févr. 2010

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IVROGNES

L'homme sage sait se contenter
de quatre ou cinq bouteilles par repas.
(JEAN SIMERY)



Nous sommes un tas d'ivrognes
De la plus belle eau,
Et l'on peut louer nos trognes
Comme un fin tableau.

Ca n'est pas, comme on peut le croire,
En lèchant les murs,
que nos jolis nez de gloire
Semblent ces fruits mûrs
Où butinent les abeilles,
Mais en les dorant
Avec le sang par les treilles,
C'est bien différent.
En nous arrosant la dalle,
La dalle du cou
De façon pyramidale
Sans en perdre un coup.

Nos estomacs sont abîmes
Tellement profonds
Qu'aucun des vins que nous bûmes
N'est encore au fond.

C'est un miracle, vous dis-je,
Que tout de ce pas
Nous-mêmes pris de vertige
Nous n'y tombions pas.

Il faut que je vous présente
Quelques-uns de nous :
Moi d'abord, âme innocente
Et mes trois genoux ;
Ce roi barbu qui s'avance,
C'est Tout-Or, devin
Qui dépense sa chevance
Chez les chands de vin.
Je doute que le ciel pleuve
Autant de folle eau
Par an qu'en un jour ce fleuve
Boit de bon lolo.


Le Casque, qui sans son Scribe
Ne peut pas dormir,
constamment d'alcool s'imbibe,
Ainsi qu'Elémir ;
Henri, - c'est une autre affaire, -
Par tempérament
Il boit tout : vin, liqueurs, bière
Indifféremment.
Jean quelquefois estropie
- Mais, hélas ! c'est tout -
Une indomptable pépie
Qui le suit partout.

Quelle boisson mirliflore
Désaltérera
Jamais la soif qui dévore
Ce grand Sahara ?
Hoschepot comme une foule
Tout entière boit ;
Pierre jamais ne dessoule
Et Paul ne déboit !

Lasauve est un intrépide
Devant Dieu soiffard ;
Il aime tout vrai liquide,
Je le dis sans fard.


Tanzouille, âme sans cervelle,
S'éveille en cerceau
A chaque aurore nouvelle
Au sein d'un ruisseau ;

Lerat pintecomme un chantre
Qui serait un trou ;
Tout ce qu'il absorbe, où diantre
Peut-il mettre ? où ?

Un dieu sans doute l'assiste.
Quant à Casimir,
Il boit comme un organiste,
A faire frémir ;


Bourdelle le joyeux pante
N'est qu'un alambic ;
Il a le gosier en pente
Plus qu'un roc à pic.



Lacaille, licheur notable,
Reste, le mâtin !
Du matin au soir à table,
Du soir au matin.

On se demande à quelle heure
Il fait des enfants
Qui remplissent sa demeure
De cris d'éléphants.


Voir Everault sans sa cuite
C'est un pur hasard ;
Quelquefois sept jours de suite
Il rentre pochard ;

Il se coucha alors, l'infâme !
Avec son chapeau ;
Mais il accrocha sa femme
Au porte-manteau...

De toute cette pologne
De pochards, ma foi,
Je crois que le moins ivrogne
C'est encore moi.


RAOUL PONCHONle Courrier Français
13 avril 1890




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