20 sept. 2007

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EPITRE à ALPHONSE ALLAIS
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« Il faut se résigner à coucher avec sa femme,
quand on n’a rien autre sous la main. »
(Sagesse des Nations)
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Mon cher Alphonse Allais, il n’y a pas que toi
Qui t’en vas, attendu que je pars aussi, moi,
Sans compter Mastuvu qui part pour l’Allemagne,
Oui, je vais m’emmener tantôt à la campagne
Chez les Armoricains, du côté de la mer.
C’est là que tôt bientôt je prendrai mon amer
J’y serai même - dans une auberge charmante
Appelé le Monsieur-à-l’Amer-Picon-Menthe.

Quoi qu’il en soit, j’en ai plein le dos de Paris
De ses boulevardiers et de ses beaux esprits
Dont tu étais un rare échantillon, Alphonse.
Non non je n’y puis pas rester en vérité,
D‘autant que le printemps n’y fleurit qu’en été.

Et que sans toi, mon fils, dans le spleen je m’enfonce.
Non rien n’y saurait plus contenter mes désirs,
N ‘ai-je pas épuisé la coupe des plaisirs ?
Dieu merci, j’aurai vu la jeune Emilienne
Otero la divine et la souple Liane
(Ah ! Voilà qui n’est pas rime qui millionne…)
J’ai vu les six sisters Sumbeans et Harrison
Et la fête des Fleurs
* et le cruel Fragson ;*
J’ai vu - non sans mourir vingt fois d‘amour pour elles -
Yvette se coucher et se lever de Presles
Le dandy Paul bourget sortir de son pensoir
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Et parmi ces messieurs quarante aller s’asseoir ;
J’ai vu monsieur Laguerre (y pensez-vous, cher maître ?)
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Déterrer Louis dix-sept afin de le remettre
Sur le trône ; j’ai vu, j’oubliais le meilleur -
Le général Mercier et son flair d’artilleur ;
*
J’ai vu les échassiers dans leur échassodrome,
Aussi les Touaregs au dromadairodrome,
Et Dubois et Linton, ces rois du vélodrome
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Et le juif Ephrussi prince de l’hippodrome…
*

Et tout cela n’est rien encore, ami, car tu
Me vois nâvré, fini, ratiboisé, rendu
Par les mille travaux de la Grande Semaine.
Cette grande semaine est vraiment inhumaine
Il faut être ici, là, si ce n’est à côté.
Il faut jouir du don de l’ubiquité,
Etre à la fois chez l’un, chez l’autre, aller sans cesse
D’une baronne d’Ange à quelque grande duchesse ;
Prendre le thé par ci, cotilloner par là,
Ouïr conférencier le pèlerin-Zola ;
Chez un de Montesquiou jouer la comédie
Il n’y a pas, c’est très fatiguant, quoi qu’on die.
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A part ça, rien de neuf, tous les copains vont bien.
Ils tiennent toujours leur five o’clock chez Jullien.
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Sache - je ne te dis cela que pour mémoire -
Que je vois tous les jours Steen et Ninie Armoire,
Que notre immarcessible et chinois Rhamsès trois,
Les matins que Dieu fait à la gueule de bois,
Qu’il désire que la présente, ô toi qu’il aime !
Te trouve à Montréal absolument de même,
Sache encore ceci : que par ces temps de neige
On ne rencontre plus souvent Pain-de-Manège ;
Que ce brave Brunel, duc de Faremoutiers
Ne boit plus par repas que trente-trois setiers ;
Que le peintre récolte a perdu francs dix mille
En pontant sur un non-cheval du nom d’Emile ;
Que Montauban devient plus fier qu’un hospodar
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Parce qu’il a touché trente fois Gospodar,
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Enfin qu’un sieur Turpin, ton pâle satellite,
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Se pique d’avoir inventé la mélinite !
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Et là-dessus bonsoir, il faut que je te quitte
Je dois faire ma malle et me dépêcher vite.
Que dirais-tu de moi si - couru le Grand Prix -
Quelqu’un me rencontrait encore dans Paris ?
Yours sincerely.


Raoul Ponchon
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