25 sept. 2007

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L’Homme qui a de la chance
(FABLE OU HISTOIRE)
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J’ai connu quelque part, en France,
Un homme obsédé par la chance.
Il s’appelait, d’ailleurs, Chançard,
Tout à fait comme par hasard.
Il était donc vêlé à peine
Qu’il connaissait déjà la veine :
Sa nourrice avait trois nichons.
Faut voir s’il tétait, mon cochon !

Plus tard il eut ce privilège
De ne pas aller au collège.
Son papa, la fleur des papas,
Lui disait : « Chançard, mon petit,
Si tu n’as aucun appétit
Pour le collège, n’y va pas,
Tu resteras la vie entière
Un crétin, mais c’est ton affaire,
Moi, je m’en fous. » Ce qui n’empêche
Que malgré ses études blêches
Chançard passa ses examens
Sans peine, en pétant, haut les mains.
Son père ayant quelque fortune
Lui laissa choisir son métier ;
Et que prit son fol héritier ?
Celui de bayer à la Lune.
Il vécut ainsi sans motif,
Heureux, si l’on peut dire, oisif,
Kif-kif les gens chocnos comme i’f.
Le bonheur est si relatif.
Pourtant, un jour, pourquoi m’en taire,
Arriva l’instant importun
Où Chançard tout comme un chacun
Fit son service militaire.
On était en soixante-dix.
Il dut se battre. Mais tandis
Que ses chefs et ses camarades
Devinrent morts ou très malades
Le bougre, heureux selon son us,
Ne reçut qu’un éclat d’obus
Dans le flanc de son capitaine.


Il fut en moins d’une semaine
Caporal, major, général…
Que sais-je ? Il revint à cheval.
Puis, il reprit après la guerre
Son métier de propriétaire.
Il se maria, pauvre cu !
Avec une femme charmante
D’ailleurs, ayant beaucoup de rente,
Et jamais il ne fut cocu.
Il eut d’elle des gas superbes,
Intelligents et faits au tour.
Jouait-il ? Il gagnait toujours
Pour faire mentir le proverbe.
Il avait un fort contingent
De maîtresses qui, je vous jure,
Ne l’aimaient pas pour son argent
Mais bien pour sa belle figure.
Enfin, tout lui réussissait.
Que s’il explorait un corset
Il y avait toujours… du monde.
Ah ! Mon Dieu ! Le veinard immonde !


Il n’est pas jusqu’aux chands de vin
Qui ne lui vendaient du vrai vin !
Tenez : un exemple entre trente
De cette veine persistante :
Un beau matin comme il passait
Près d’un théâtre qu’on dressait,
Voilà qu’il reçoit une tuile
Sur la tête. « Eh diable ! Une tuile !
C’est quelque chose - dira-t-on -
Un tuile qui vous arrive.
N’est qu’une chance relative ? »
Attendez donc, attendez donc :
Cette tuile était en carton.
Enfin, lecteur, que vous dirai-je ?
Cela tenait du sortilège.
Il finit par prendre en horreur
Cette existence de bonheur.


Il devint braque, maniaque,
Taciturne, hypocondriaque,
Eut peur d’un trop bel avenir,
Tant qu’il résolut d’en finir.
Dans un coin du bois de Boulogne
Il alla pendre sa charogne.
Il mourut donc ? Vous croyez ça ?
Sachez que la corde cassa ;
Qu ’alors, il en mit dans sa poche
Un morceau, soit dit sans reproche,
Et, ce vieux Chançard qu’il était
Dès le lendemain héritait
De la fortune chimérique
D’un oncle inconnu d’Amérique.


RAOUL PONCHON
le Courrier Français
03 oct. 1897
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