1 juil. 2010

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MAÎTRE CHÉRET
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S’il y a de par le monde
Des criminels endurcis
Dont le crétinisme immonde
Dépasse tous les récits

Qu’on en peut faire, architectes
Aux intentions suspectes
Qui maçonnent nos infectes
Et monstrueuses maisons,
Nids de fièvre et de névroses,
Inhabitables, moroses
Pour trente six mille causes
Et tout autant de raisons ;



Si de tels êtres existent
Et rendent tout assommant,
Par bonheur, d‘autres insistent
Pour qu‘il en soit autrement.
Toutes ces maisons qui souillent
Les yeux, ils les tripatouillent,
Les illustrent, les barbouillent
De placards délicieux,
D’affiches multicolores,
Eclatantes et sonores
Ainsi que les métaphores
Du poète, ami des cieux.




Les chers ! du plus veule texte
Ils magnifient les desseins ;
La réclame est le prétexte
A ces rutilents dessins ;
Parfois, leur muse s'attarde
A prôner une moutarde,
Un cirage quelconquard,
Qu'importe ! tout le problème
Est, sur le plus banal thème
De faire de l'art quand même,
Voire sur des vers d'Aicard !



Le premier de ces artistes
Qui possèdent le secret
De rendre nos murs moins tristes
Est Maître Jules Chéret.
Hier encor des merlifiches
Nous les encombraient d’affiches
Je-m’en-moque-tu-t’en-fiches,
Informes le plus souvent ;
Cet homme extraordinaire,
Chéret, d’un coup régénère
Ce métier embryonnaire
Dont il fait un art vivant.



Rencontre-t’il sur sa route
Un sinistre Bocador
Qui termine quelque soute ?
Il aborde le butor,
Et dit à ce mammifère :

" Mais, ce que tu viens de faire…
N’est dans aucune atmosphère ;
Il manque je ne sais quoi…
Un peu de vert et de rose,
Que sais-je ? oh ! très peu de chose…
Je vais l’y mettre pour toi."

Aussitôt il bouleverse
Ces bâtisses de malheur,
En y répandant à verse
Des déluges de couleur ;
Sous sa palette endiablée
Leur aspect change d’emblée ;
La vue en est consolée :
- O miracle sans pareil ! -
Tous ces murs couleur de pluie
Voici qu’il les désennuie ;
On dirait qu’il les essuie
Avec un peu de soleil !


Il entoure tout, ce brave,
D'un luxe décoratif,
La bicoque de l'esclave
Comme le palais du Juif.
Lorsque maître Chéret passe,
Les quartiers changent de face,
Somme toute, il les efface
Sous ses doigts ensorceleurs ;
Faisant suer aux murailles
Dont il trouble les entrailles,
Je ne sais quelles mitrailles
Printannières de fleurs.



Son art a tant de faconde,
Qu'il peindrait un continent.
Il lui faut une seconde
Pour changer incontinent
Nos boulevards et nos rues,
Vagues basse-cours de grues,
Chefs-d'oeuvre de nos charrues,
En très plaisants promenoirs ;
Il les fleurit, les égaie,
Et la foule subjuguée
Est comme défatiguée
D'omnibus et d'habits noirs.

Parisiens en délire,
C’est beaucoup pour ces raisons
Que vous pouvez voir sans rire
Vos innombrables maisons ;
Jusqu’aux premières corniches
De vos détestables niches
Chéret flanque des affiches
Grandes comme… un Espagnol !
S’il n’en met pas jusqu’au faîte,
C’est que votre âme est point faite,
Pour concevoir une fête
Au-dessus de l’entresol.

Et que peint-il ? Tout. Cet homme
N’ayant aucun parti pris ;
Mais rien ne lui sourit comme
Les embarras de Paris.
Il peint nos martyrs du cuivre,
De l’amour ou bien du livre,
Et de ces hâtés de vivre
Fixe le tableau mouvant ;
Comme avec une lanterne
Il éclaire l’âme terne
De l’existence moderne
Légère comme le vent.

 
Parisiens et siennes,
Il vous aime et vous comprend,
Rien de vos grâces païennes
Ne le trouve indifférent ;
Il décrit vos bals frivoles,
Vos dégaines et vos fioles
,
Il chante vos glorioles,
Suit vos modes pas à pas ;
Et c’est toute votre histoire
Transitoire et soupatoire
Et presque autant illusoire
Que si vous n’existiez pas.


Sa gaîté vers vous l’entraîne,
Mais pour votre âme il est plein
D’une pitié souveraine ;
Et vous êtes le tremplin
D’où son libre esprit s’envole,
Décrit une parabole,
Sans se lasser, sans répit.
Tout lui paraît illustrable :
Il déroussirait le diable,
Il rendrait presque acceptable
Une page de Delpit…



Je vais un peu loin, peut-être ?
Il est des bornes à tout ;
Je veux dire que ce maître
Trouve ses motifs partout.
Il prend sur le vif nos brusques
Gestes, et nos moeurs étrusques,
Nos habitudes, et jusques
Aux déplorables fémurs
De nos modernes hercules ;
Et de tous nos ridicules
Nous montre, en traits majuscules,
La synthèse sur les murs.



Et vous, nos petites fées,
Fragiles comme un sorbet,
Vos minces ébouriffées
C’est là son moindre alphabet ;
De quelle maîtresse patte

Il fait que le rire éclate
Sur votre bouche écarlate ;
Combien ce peintre divin
Sait nous rendre vos frimousses
D’éphèbes, de jeunes mousses,
Rapides comme les mousses
Qui pétillent sur le vin.


Et ces affiches frivoles
C'est peut-être, pauvres fous,
Dans quelque temps, pauvres folles,
Tout ce qu'on saura de vous,
Encor que par les années
Elles semblent condamnées,
Bien que ces roses fânées
Aient disparu par milliers ;
Mais si ces oeuvres sombrèrent,
Tout ce qu'elles racontèrent,
Les sujets qu'elles traitèrent
Nous sont restés familiers.


Ici, c’est la comédie
Italienne, Arlequin,
Cassandre qu’on expédie,
Je vois encore ce coquin
De Pierrot, dont la trombine
Nous laisse voir qu’il combine
Un sale coup, Colombine,
Des mollets tout plein ses bas…
Plus loin, souple comme glaise,
C’est la pantomine anglaise
Pareille - ne vous déplaise -
Au tumulte d’ici-bas.





Et là, près d'une danseuse,
Un coparchic il y a,
Telle une rose mousseuse
Avec un gardénia...
Voilà des clowns en délire
Dont la fueule en tirelire
Va défiant toute lyre...
Vertigineux carnaval
Dont l'aspect sans cesse bouge,
Court de Montmartre à Montrouge
Et que mène au Moulin-Rouge
Cadet-Roussel à cheval. 

Il faudrait la citer toute,
La collection Chéret,
Mais l’on se perdrait en route,
Jamais on n’arriverait ;
Elle est une vaste fresque
Où se meut, funambulesque,
Le tout Paris pittoresque
Sur un fonds lilas et or ;
Un brin de mélancolie
Se mêle à cette folie…
Mais qu’est-ce donc que j’oublie ?
Ah ! je n’ai pas dit encor


De quelles mains paternelles
Il peint les petits enfants
Et les frands polichinelles,
Et les rires triomphants
Des fillettes occupées
A consoler leurs poupées
Luxueusement drapées,
Ou conduisant à la main
Un âne de haute mine
Qui dit maman, et rumine,
Ou quelque lapin d’hermine
Qu’on leur posera demain…


Comme j’en ai plein ma chambre
De ces Chéret merveilleux,
Il me semble qu’en décembre
J’ai le printemps sous les yeux ;
C’est une folâtre fête
Qui danse en rond dans ma tête,
Quelquefois même, est-ce bête ?
Mon sommeil est traversé
Par un rêve moyen âge
Où gambille cette image :
Près de la Môme-Fromage
*
Valentin le Désossé !


RAOUL PONCHON
le Courrier Français
09 février 1890


oOoOoOo

Photo de Jules Chéret


dessin de Heidbrinck


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1 commentaire:

un lecteur passionné par Ponchon a dit…

très belle et colorée gazette. blog étonnant rempli de perles méconnues.