On n’a pas assez remarqué
La fin de ce bon type
Et de cet excellent toqué
Qui vient d’casser sa pipe,
Gros Premier, roi de Counani .
Si la terre gravite
Encore, de lui c’est fini,
Dieu, que les rois vont vite !
Laisser partir sans un regret,
Sans un dernier hommage,
Ce joyeux compère, serait
Absolument dommage,
Qui, dans ce siècle comateux,
D’impure bourgeoisie,
Nous fit pendant un an ou deux
Croire à la fantaisie.
*
* *
Un certain peuple counanien
Qu’on dut sans doute omettre
Lors de quelque partage ancien
N’avait ni roi, ni maître.
Les citoyens dudit pays
Egaré sur la carte,
Oubliés, oncque envahis
Par aucun Bonaparte
Vivaient heureux : on racontait
Qu’ils n’avaient d’autre envie.
S’entre-cocufier était
Le seul but de leur vie.
O Fortunatos… Tout à coup
- Souvent peuple varie -
Voilà qu’ils voulurent un loup
Dedans leur bergerie.
Ils réclamèrent donc un roi,
Les pauvres niquedouilles ;
Un roi pour leur donner sa loi :
Faut-il être grenouilles !
Et croyant que pour un ils en
Trouveraient plutôt mille,
Chacun d’eux de vil courtisan
Le rôle s’assimile.
Etre souverain n’est déjà
Pas tentant - faut croire -
Puisque nul ne se dérangea
Pour en avoir la gloire.
Ils allaient en faire leur deuil,
Lorsque de Batignolle
Un bonhomme ayant ouvert l’œil
Demanda la parole ;
Ou plutôt il leur adressa
Un petit manifeste
Qui contenait à peu près ça,
Si ma mémoire est preste :
*
* *
« Counaniens de Couani !
Chantez d’allègres carmes ;
Votre indépendance a fini,
Ne versez plus de larmes.
« J’ai cinquante ans, mon nom est Gros.
Je suis un honnête homme ;
Si je ne suis pas un héros,
Un de ceux qu’on renomme.
« C’est l’occase qui m’a manqué,
Mas quoi ! La mort funèbre
Ne m’a pas encore remarqué
Au sein de la ténèbre.
« Mon Dieu ! je n’ai rien inventé,
C’est vrai - pourquoi m’en faire ? -
Mais j’ai mainte société
Dont je suis secrétaire ;
« A l’instar du roi des Sédangs *
Et d’Aurélie-Antoine, *
Pas de corset, toutes mes dents,
Je me déclare idoine
« A régner sur n’importe quoi
Et sur n’importe qu’est-ce,
Surtout si, comme je le crois
C’est moi qui tiens la caisse.
« Je n’ai ni talents spéciaux
Ni vertus authentiques,
Mais voit-on pas des idiots
Et des épileptiques
« Sur le trône ? Il serait alors
Fou, par le Saint Prépuce !
Que moi sain d’esprit et de corps
Etre roi je ne pusse ! »
*
* *
Leur joie, au reçu de ce pli
Ne se pourrait décrire :
« Sire, c’est un fait accompli,
Vous êtes notre sire. »
Lui répondit un Counanien,
- Celui-là qui doyenne, -
Au nom de chaque citoyen,
De chaque citoyenne.
« Mais l’animal ne me dit pas
Oùsque mon peuple perche ?
- Pensa notre roi. - De ce pas
Il faut que je cherche. »
Bientôt après, cet ignorant
Penché sur une carte
Vit que son royaume était grand
En tout comme une tarte ;
Une sorte de coin, par-là,
A frontière flottante,
Entre un nommé Brésil et la
Guyane indépendante,
Et qui contenait à peu près
Trois ou quatre cents âmes
En comptant quelques vieux portraits,
Les cochons et les femmes.
« C’est bien assez, mais c’est bien loin !
Toute la mer à boire !
Et je suis, Dieu ! Dans quel besoin !
Dans quelle dèche noire !
- Gémissait le marmiteux roi,
Le delpiteux monarque. -
Afin de m’y rendre, mon roy-
aume pour une barque ! »
*
* *
Or il alla chez son cousin
Carnot crier famine,
Qui, tout figue et moitié raisin
Lui montra grise mine.
Il n’en tira pas un vaisseau.
Hélas ! le pauvre bougre !
Pas le moindre petit morceau
De côtre, sleep ou lougre.
C’est qu’un cousin même germain
N’est pas toujours un frère.
« Bah ! Si Carnot m’est inhumain
Et le destin contraire,
« Tant pis ! - dit-il - je reste ici.
C’a-t’il de l’importance ?
Pas du tout. Je puis, Dieu merci !
Gouverner à distance,
« Ou bien je ne suis qu’un benêt.
Le de Molike, naguère,
Du fin fond de son cabinet
Ne fit-il pas la guerre ?
« Ne peut-on jouer aux échecs
Avec un adversaire
Qui se trouve au pays des cheiks,
Même plus loin… Misère !
« Ainsi ferai-je, et serai roi
Sans perdre une seconde,
Mes peuples recevront ma loi,
Fussent-ils hors du monde. »
*
* *
Pour commencer il acheta
Une couronne, un trône,
Le tout en bois de Calcutta,
Un sceptre long d’une aune ;
Il créa son Officiel
Et cela sans se tordre ;
Puis, avec ruban bleu de ciel,
L’étoile de son ordre.
Quand il eut tout son fourniment
De souverain, et comme
Don de joyeux avènement,
Tout d’abord le brave homme
Proclama dans tous ses Etats
Une amnistie entière,
Et fit donner à ses soldats
Du vin et de la bière ;
Ses soldats n’étant pas des tas,
La dépense fort mince
N’eut pas pour fâcheux résultats
D’user une province.
Il abolit les lourds impôts
Pesant sur ses domaines,
Pus il entra dans un repos
Qui dura trois semaines.
C’était assez pour agrandir
Un monarque novice.
Depuis il ne fit que brandir
Une main de justice.
*
* *
Tous les matins en se levant
Il donnait audience ;
Son verbe était le plus souvent
Empreint de sapience.
Roi, de tout point carré, droit, rond,
A la bonne franquette !
Sa couronne n’était au fond
Qu’une simple casquette ;
Son sceptre lui servant d’appui,
En forte peau de truie,
Il le portait tpujours sur lui,
Mais rapport à la pluie ;
Son trône restait au Chat Noir.
Depuis que des années !
Le Chat Noir est le vrai manoir
Des têtes couronnées.
On y voit Achille Premier…
Et le Prince de Galles,
Les trois plumes de son cimier
Traînant dans les eaux sales.
Et combien d’autres dont le nom
A tout propos m’échappe !…
Du Chat Noir à leur cabanon
C’est la première étape.
C’est là, sans peur des indiscrets
Dans cette aimable enceinte
Que Gros paraphait ses décrets
En prenant son absinthe.
*
* *
Bientôt le bruit se répandit
Qu’un roi chu de la Lune
Et jouissant d’un grand crédit
Près de dame Fortune.
Etait ici our le moment
Dans notre capitale,
Avecque tout un tremblement
De pompe orientale.
On racontait que les rubis,
Toutes sortes de gommes
Des poches de tous ses habits
S’en allaient d’elles-mêmes…
Alors un tas de va-nu-pieds
Sans coiffe ni semelle,
De galapiats, de fertilisations
S’en vinrent pêle-mêle,
Insupporter notre bon roi,
Lui demandant des rentes,
Des titres, ou n’importe quoi,
Mille faveurs courantes.
Le nombre des solliciteurs
S’accrut comme une dartre,
Les fins pèlerins des hauteurs
De la Butte Montmartre
Dégoulinant de tous côtés,
De janvier à décembre.
Plus, les raseurs et les ratés
Qui faisaient antichambre.
Il se laissait tympaniser
Par ces ignobles cuistres ;
Ne pouvant se débarrasser
De leurs gueules sinistres,
En attendant qu’il leur donnat
Un meilleur os à mordre,
Il les nommait de son sénat
Ou grande croix de son Ordre.
Ou bien encor barons, marquis
De N’importe, ou du diantre :
« C’est toujours, autant de conquis,
- Disait-il - tout fait vendre.
« Ca ne gène pas mes budgets
De façon alarmante,
Et le nombre de mes sujets
Pour ainsi augmente; »
*
* *
Son règne s’écoulait ainsi
Sans trouble ni secousse,
Piano, piano, plan-plan, aussi
Il se la coulait douce.
Il n’était pas riche, mais sans
Avoir la forte somme
Ainsi que les autres puissants,
Il jouissait en somme
De l’aurea mediocritas
Dont parle Quinte Horace
Qui vous donne la libertas
Si l’on est pas vorace.
.
Que s’il prélevait un impôt
Pour être dans son rôle
Guère il n’en touchait que la peau,
Ce qui lui semblait drôle.
*
* *
Un jour, ses peuples indiscrets
Voulant voir leur monarque
Lui dépêchèrent à grands frais
Une royale barque,
Ils promettaient des fleurs partout
Et du feu d’artifice,
Du Te Deum, fanfare et tout…
Et tout à son service.
Il les tranquillisa d’un mot
Qui, certes, en vaut douze,
Le même dont monsieur Carnot
Gratifia Toulouse :
« Trop de fleurs, et trop de projets !
Merci de votre office ;
C’est dans le cœur de mes sujets
Qu’est mon feu d’artifice ! »
Ultime verbe de celui
Que Dieu fait comparaître
A l’instant même devant lui
Et qui fut roi sans l’être.
Raoul Ponchon
le Courrier Français - 09 août 1891
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