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LE GRAND TROU
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Les chimères sont comme la torture, cela fait toujours passer une heure ou deux
( Chateaubriand )
Cependant que, les yeux grossis par cent lunettes,
L’astromane Flammarion *
Dépense tout son temps à toiser les planètes…
La Lune à un mètre… Orion…
Que d’une main fiévreuse il peigne les comètes
Aux fins de l’Exposition
Prochaine, et met un peu de rouge à tes pommettes,
O Mars ! sa prédilection ;
Un autre hurluberlu beaucoup plus terre à terre,
Et pour le moins aussi toqué,
Se propose de nous éclaircir le mystère
De notre globe terraqué.
Il y veut faire un trou gigantesque, homérique,
Plus bas que l’ocre et le charbon,
Jusques à rencontrer cet endroit chimérique
Où sont les mines de… jambon.
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La Terre ! il sait fort bien ce qu’elle a dans le ventre :
De l’eau, quand ça n’est pas du feu,
Mêlés à du jambon, et tout à fait au centre
Se tient le Diable, nom de Dieu !
Que de feu sans emploi ! Que d’eau non profitable !
Ne peut on les conduire sur
Le sol ? Et ce jambon égaierait fort la table
De quelconque a faim, c’est bien sûr.
D’ingénieux siphons, de formidables pompes
Prendraient cette eau, ce feu divers
Et tels des éléphants feraient avec leur trompe
Les répandraient sur l’Univers.
Ils alimenteraient pour toujours les usines,
Les bateaux, les chemins de fer
Et tout le tremblement, et toutes les cuisines
Et sans nuire en rien à l’Enfer.
Cela réalisé, qui donc voudra se plaindre
Ayant chez soi de l’eau, du feu
Tant qu’il voudra ? Pouvant se brûler et s’éteindre
Tour à tour ? Excusez du peu !
Quand le monde en aura par-dessus les épaules,
Qu’est-ce que du reste on fera ?
Eh bien, l’on dardera sur la neige des pôles
Le feu, l’eau sur le Sahara.
Or l’Univers, depuis Pontoise jusqu’en Chine,
Mû par la flamme et mû par l’eau,
N’étant plus qu’une vaste et navrante machine,
Ce sympathique rigolo
Monsieur Paschal-Grousset * dira : Mon œuvre est bonne,
Les progrès sont résolus,
Puis il descendra dans le sein du carbone
Et n’en sortira jamais plus.
Près d’un palmier en zinc et d’un tableau d’Allègre*,
Dans son puits doucement blotti,
Bien qu’il y fera noir comme le cul d’un nègre
Il se croira dans le Midi.
Ou bien encore, au bord d’une source qui pue
Il construira un casino
Afin d’y dorloter sa vieillesse trapue
Loin de Paris et Landerneau.
Mais où trouvera-t’il la somme d’oxygène
Pour lui vivre ? Qu’on me dise où ?
L’oxygène !… ma foi , c’est bien ça qui le gène,
Il saura se faire au grisou.
Après tout qu’il s’enterre, il en est bien le maître ;
Pourvu que son trou de Babel
Soit suffisamment large et profond pour y mettre
L’insupportable tour Eiffel !
RAOUL PONCHON
le Courrier Français
07 avril 1895
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