21 sept. 2007

.
.
.
Lazara
.
Lazara
(V. Hugo, Orientales.) *
.
.


Voyez comme elle court ! voyez : par les boueux faubourgs
Où l’on patauge ainsi qu’en terre de labours,
Et par les compites de l’urbe,
Et par les boulevards extérieurs noyés,
Par la pluie et le vent, comme elle court ! voyez
Sans qu’aucun temps ne la perturbe !

Elle va, son petit baluchon à la main,
Comme elle allait hier, comme elle ira demain,
Imperméable Marguerite ;
A la voir trottiner ainsi si prestement
Elle va, ce dit-on, joindre l’enterrement
D’un sien oncle dont elle hérite ?

On se fourre le doigt dans l’œil : ah bien, merci !
Elle vient de Grenelle et se rend à Bercy
Gagner vingt-cinq sous ! Vrai, j’en beugle !
Et comme il pleut à fendre un rocher, s’il vous plaît
Trouvez bon qu’elle montre un peu de son mollet,
Vous n’en deviendrez pas aveugle.

Le soir venu, quand elle a fini son turbin,
Dîné d’un hareng saur avec un petit pain,
On ne voit plus qu’elle au bastringue :
Elle y fait sa Goulue avec des calicots,
Sous les regards mouillés de paisibles sergots,
Avec ce chic qui la distingue.

Certe, un vieil Abraham de Paris, de Francfort
Pour elle eût tout donné, même son coffre-fort,
Sonore comme une volière ;
Cristoval eût donné de nouveau son cheval,
Flammarion sa science, et Poquelin-Monval
La mâchoire de Molière.



.
D’aucuns eussent donné leur vie et plus encor
Et d’autres qui ne sont vraiment qu’argent et qu’or
Leur menouille avec leurs pépettes ;
Peut-être que Chincholle à Scholl eût donné Chin-
Dont il n’a cure et qui semble utile à Dorchain
*;
Albert Wolf
*, ses humbles…histoires ;

Georgeonet eût donné sa bosse de bison ;
Le maire de Marlotte eût donné Barbizon ,
Francisque Sarcey sa toquante,
Le gentleman Arthur son éducation,
Le Camille Doucet sa « seule passion »,
*
Dumas fils quatre francs cinquante ;

X…, sur le point d’honneur qui paraît chatouilleux,
Eût donné sans effort le nom de ses aïeux
Et la chemise de sa femme
Avec elle dedans, bien qu’elle en soit dehors
Le plus souvent ; Mendès, la moitié de son corps,
Et Catulle toute son âme.

Et Jean Aicard eût dit : « Messieurs, êtes-vous fous ? »
Pour séduire d’abord la povre, voyez-vous,
Il faudrait que je m’en mêlasse,
Et donné ses bouquins ! » (Ca dans quoi l’épicier
Enveloppe pour ses pratiques, comme il sied,
Sa margarine et sa mélasse.)

Mais tous se sont fouillés. C’est un dos à l’œil noir
Qui l’a prise, et qui n’a rien donné pour l’avoir,
Au contraire : sombre problème !
Un dos a pour tous biens l’eau des mers, l’or des nuits,
Un bon eustache au fond de sa fouillouse, et puis
Je ne sais quoi qui fait qu’on l’aime.



Raoul Ponchon

le Courrier Français
13 mars 1887
.
.

Aucun commentaire: