21 sept. 2007

.
.
.
L’Auberge
.
.
.
L’autre jour vint à l’Elysée
Un gueux des plus déshérités
Sur qui semblait s’être épuisée
La faune des calamités.

Le bougre, entêté comme un Corse
Et bien plus sourd qu’un échafaud,
Voulait entrer à toute force
Disant : Je payerai s’il le faut.

Vous pensez bien que le concierge
Veillait, qui lui dit : « Qu’est ceci ?
Crois-tu donc entrer à l’auberge ?
Ne sais-tu pas qui loge ici ? »
.


« Je m’en fous, » notre gueux riposte.
Alors la garde s’en mêla ;
On allait le mener au poste
Sans plus tarder, lorsque voilà

Que soutenant une portière
Parut un homme frais et beau,
Esperculat, la mine fière,
Le front couronné d’un chapeau,

Son œil brillait comme un phosphore.
C’était - il est bien évident -
Ni plus ni moins que Félix Faure,
Notre plus récent président.

« Que viens-tu faire ici, bonhomme ?
Dit-il, et pourquoi ce chambard ?
C’est Félix Faure qu’on me nomme,
Réponds-moi sans crainte et sans fard.

- Ah ! C’est toi… Paris-Sport ? Qui règnes ?
Dit l’autre et c’est là ton palais ?
Et toutes ces gueules d’empeigne
Sont probablement tes valets ?

- Eh bien, moi, je suis Poil-aux-Pattes,
Tu m’as l’air bien neuf sous ce toit :
Peux-tu me dire, sans épates,
Qui donc y logeait avant toi ?

- Eh bien, mais, c’était… Machin… Chose…
Un nommé Casimir-Périer,
Qui, à cette heure, se repose…
- Parbleu ! Je l’aurais parié.



- Et avant lui, qui donc était-ce ?
- C’était monsieur Sadi Carnot.
- Et avant lui ? Quelle autre altesse
Faisait dodo dans ce garni ?

- Jules Grévy le Jurassique,
Qui succédait à Mac Mahon ;
C’était un vieux soldat classique
Avec un cerveau de pa-on…

- Mais, tu me rases… - Non, écoute :
Tu ne peux pas durer toujours ?
Après toi quelque autre sans doute
Viendra, car les beaux jours sont courts.

« Ainsi donc l’on sort et l’on entre
A tour de rôle dans ce lieu :
Ca n’est pas un palais, que diantre !
Mais une auberge, nom de Dieu ! »



Raoul Ponchon
le Courrier Français
03 fév. 1895
.
.

Aucun commentaire: