4 mars 2019




ON A VOLÉ LA TOUR EIFFEL
.

Le mois dernier, à ma portière
Je dis d'un ton fort naturel :
" Vous savez que la nuit dernière
On a volé la Tour Eiffel. "


Ce vieux bifteck incommestible
Tout d'abord n'en crut pas un mot :
" Comment ? Ca n'est pas Dieu possible,
Une tour qui monte si haut !

- Mon Dieu, ce n'est pas là, lui dis-je,
Un tour qui soit un fameux tour ;
Hier on criait bien au prodige
Quand Eiffel a conçu sa tour.


Pourtant aujourd'hui elle est faite.
A peu près. Voici qu'on la prend,
C'est bien simple, ô ma pipelette ;
Pourquoi ce transport délirant ?

- Non, me dit-elle, c'est un piège.
Et vous comptez bien m'attraper.
- Moi ? Mais quel intérêt y ai-je ?
Suis-je d'humeur à vous tromper ?


- Qui l'aurait prise ? Et pourquoi faire ?
Reprit-elle, ébranlée un peu.
- Ca, par exemple, c'est affaire
Entre le voleur et son Dieu.

Un fait certain, c'est qu'on l'a prise.
C'est tout ce que j'en puis savoir.
Là-dessus, bonsoir, bonne brise,
Chère Madame, à vous revoir. "


Le lendemain, ce pachyderme
Me dit : " Monsieur ferait bien mieux
De payer plus souvent son terme
Que de faire le facétieux. "

Je vis donc, à ma grande joie,
Qu'elle avait coupé dans le pont,
Etant bien plus âne qu'une oie.
Elle ajouta : " je crois qu'au fond,


Monsieur, je vous en remercie,
J'ai vu la tour et j'ai bien ri ;
Je vais monter la même scie
A mon vieux cocu de mari. "

Je n'ai pas besoin de vous dire
Que, par elle mystifié,
Il entra dans une grande ire
Et roua de coups sa moitié.

" Que je tombe du quatrième,
Dit-il, si d'autres, dès demain,
N'y sont pris ainsi que moi-même
Je le fus ". Ca c'est bien humain.


Deux jours après toute la rue
Fut instruite par ce portier
Que la tour était disparue
Complètement, dans son entier.

Cet homme est ivre de démence,
Disaient les habitants, vraiment.
Lorsque avec une verve immense
Il les convainquit tellement


Que tous ils firent le voyage.
Certains, plus lents à conquérir,
Semblaient résister davantage
Qui finissaient par y courir.

Ils revenaient l'oreille basse,
Mais à leurs voisins aussitôt,
- Afin que tout le monde y passe -
Ils montaient le même bateau.


Souvent un enfant sans malice
Qui pouvait compromettre tout,
Disait sans le moindre artifice :
Non, la tour est toujours debout.

Parole imprudente, insensée !
Sa maman, à bras raccourci
Lui flanquait une bonne fessée
Pour qu'il ne mentit plus ainsi.


Avant la fin de la semaine
Ce fut une espèce de sport.
- La scie est une bonne graine
Qui pousse partout, sans effort.

Celle-ci fit tache d'huile
Elle s'étendait tous les jours :
De l'intérieur de la ville
Elle passa dans les faubourgs.


Montrouge induisit la Villette,
Et la Villette, un peu plus tard,
Vint conter la même sornette
A l'humble quartier Mouffetard.

Les journaux, comme bien on pense,
L'adoptèrent avec amour,
Offrant même une récompense
A qui rapporterait la tour.


Dès que Phoebus montrait sa fiole,
La moitié de Paris allait
Au Champ-de-Mars, comme une folle,
Tandis que l'autre en revenait.

Et cette foule descendante
Disait d'un air indifférent
A cette autre foule montante :
Vous allez voir, c'est surprenant.


Comme on se regardait sans rire,
Que nul ne paraissait frappé,
Tout le monde en vint à se dire :
Est-ce moi qui me suis trompé ?

Moi-même pris d'inquiétude
Je pensais à part moi : Parbleu !
Mes yeux ayant cette habitude
De voir la tour dans le ciel bleu,


Peut-être existe-t-elle encore
Dans mon imagination,
Mais, pour un motif que j'ignore
Ou sans y faire attention,

Il se peut que quelqu'un l'ai prise.
Ce matin j'ai vite couru
Pour voir. Jugez de ma surprise :
Elle a bel et bien disparu !


RAOUL PONCHON
le Courrier Français
28 oct. 1888



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