29 mars 2011




TRIPOLITALIENS



L'Italie avait longtemps affirmé que Tripoli tombait dans sa zone d'influence et que l'Italie avait le droit d'y maintenir l'ordre. Sous prétexte de protéger ses propres citoyens vivant à Tripoli, l'Italie déclara la guerre à l'Empire Ottoman  le 29 septembre 1911, et annonça son intention d'annexer Tripoli. Le 1er octobre 1911, une bataille navale fit rage à Prevesa, en Turquie d'Europe, et trois navires ottomans furent détruits. Tripoli resta sous administration italienne jusqu'en 1943.



Pitoyables Tripolitains,
C’est aux mains du maître de l’heure
Qu’il faut remettre vos destins
Et tout le reste n’est qu’un leurre.
Hier encore vous viviez
Oublieux du monde, oubliés
De lui, sur un grand territoire
Que vous partagiez, peu nombreux ;
Vous étiez comme un peuple heureux
Qui n’a pas ou n’a plus d’Histoire.


Vous nous sembliez hier encor
Un peuple à ce point chimérique,
En son shakespearien décor,
Que notre poète lyrique
Voulant situer quelque part,
Sous les traits de Sarah Bernhardt,
Sa Princesse dite lointaine,
Afin qu’elle parut fort loin,
Et même plus loin au besoin,
En fit une Tripolitaine.


De quelque empereur byzantin
On vous savait bien tributaires,
Qui n’avait pour vous, c’est certain,
Qu’un souci fort rudimentaire.
« Allez en paix, grattez vos poux…
Pour le reste, débrouillez-vous, »
Vous disait-il. Et je parie
Que cela vous plaisait ainsi,
Et, qu’à son zèle, Dieu merci !
Vous préfériez son incurie.


Ne jouissant, à beaucoup près,
De bois touffus comme les nôtres,
Quand vous vouliez prendre le frais,
C’est à l’ombre les uns des autres
Que vous vous mettiez, ne vivant
Que d’amour, d’eau claire et de vent,
Et quelquefois, de sauterelles,
- Mais cela les jours fériés.
Et, trop heureux, vous vous croyiez
A l’abri de toutes querelles…


*
*  *


Or, voici que sur le flot bleu
Qui baigne vos ardents rivages,
Des monstres vont, crachant du feu,
Et font chez vous mille ravages ;
Cependant que du haut du ciel,
Des oiseaux artificiels,
Un de ces jours, sur votre échine,
Fienteront ne sais quels pépins,
Qui ne seront pas en bois peint,
Contrairement à ceux de Chine.


Pauvres gens ! Avec du canon
On a tôt fait, à notre époque,
De changer jusqu’à votre nom,
S’il peut prêter à l’équivoque.
Hier, vous n’étiez qu’un pur fretin
Constantinotripolitain…
Vous vous réveillerez peut-être
Demain de simples citoyens
Mettons Tripolitaliens.
Lequel vous paraît plus champêtre ?


C’est là toute la question.
Vous allez vous trouver en proie
A la civilisation,
Si cet Italien vous broie.
Un peuple adopte sans effort
Son voisin, s’il se sent plus fort ;
Tout de même que la Joconde
Est à celui-là qui la prend.
Et rien qu’Allah n’est perdurant.
Ainsi va la farce du monde.


RAOUL PONCHON
Le Journal
06 novembre 1911




2 commentaires:

Un ponchonphyle a dit…

magnifique. un regard acéré de l'actualité passé et présente.

Anonyme a dit…

Mon regretté grand père Agostino a eu l'honneur de faire partie du corps expéditionnaire de Tripolitaine, avant de mourir des blessures reçues à la Grande Guerre. C'est très émouvant de lire ce texte que je ne connaissais pas.

Le petit fils d'Agostino Gaino, maçon piémontais.