18 mai 2010

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CRETOIS et CRETINS
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A Edmond Rostand


Naïfs et généreux poètes,
Ô chères âmes inquiètes
Du sort de vos frères d’Hellas,
Comment, vous espérez encore
Ches nos gouvernants voir éclore
Les mêmes sentiments ! hélas !

Vous voulez qu’en leur cœur jaillisse
Un peu de pitié, de justice ?
C’est trop leur demander, aussi :
Ce sont là des vertus d’ancêtres ;
Enfants ! Ah ! qu’attendre des êtres
Tricolores de ces temps-ci ?

Chez ces brutes civilisées
Vous rêvez de nobles pensées !
Et vous leur tenez des discours
« La Grèce est l’Ève maternelle,
Vous êtes éclos sous son aile,
Vous lui devez tout et toujours ;

« Vous admettez qu’elle périsse,
La bonne aïeule, la nourrice !
Voilà bien, de la cruauté.
Si ce n’est par reconnaissance,
Défendez-là, par élégance,
Et sauvez-là, par charité.


« C’est elle d’où vient toute lyre,
Elle qui vous apprit à lire
Dans le livre de la Beauté ;
Elle est la sublime patrie,
Et c’est sur sa rive fleurie
Que jadis Vénus Astarté



« Vint d’abord, en sortant de l’onde,
Sécher sa chevelure blonde
Et pâmer son corps radieux ;
Elle vit s’éveiller les Grâces;
On y voit encore les traces
De ses Héros et de ses Dieux.



Bacchus rit toujours sous des treilles ;
Pour peu que vous prêtiez l’oreille,
Vous pourriez entendre sa voix ;
Apollon y chante, et Minerve
Souffle aux philosophes sa verve,
Diane y chasse dans les bois.


« Eh quoi ! toutes ces voix divines
N’ont pas d’écho dans vos poitrines ?
Décidément , vous êtes sourde,
Ou, tel Midas au goût profane,
Vous avez des oreilles d’âne ;
Nous, nous les entendons toujours. »

« Sans doute-ils vous diront-sans doute…
A ça nous ne comprenons goutte…
Mais le monde a marché depuis.
Toute cette antiquaillerie
Pour laquelle si fort on crie
Sombre dans l’abîme des nuits.

« Pourquoi voulez-vous que la Grèce
Un seul instant nous intéresse ?
Nous avons des fonds ottomans.
Gardez pour vous vos grandes phrases
Et vos poétiques emphases ;
C’est bon cela, dans les romans.


« Dieu merci, vos mythologies
Nous ont flanqué des névralgies,
Pensez si nous sommes blasés ;
Pendant des dix ans de collège,
Jours de soleil comme de neige,
Nous en fûmes assez rasés.


« Sans doute, la Grèce fut belle
Du temps de Phidias, d’Apelle…
Aphrodite sortant de l’eau,
Ça devait être un beau spectacle ;
D’ailleurs nos peintres à miracle
Nous l’ont rendu dans maints tableaux.


« Mais quoi ! la belle Cythérée…
Elle est morte et bien enterrée,
Et n’a plus qu’à continuer ;
Aussi bien, le diable l’emporte ;
Si la garce n’était pas morte
Nous serions là pour la tuer.


« Sur toutes vos villes de marbre
Il a poussé la ronce et l’arbre,
Et s’il n’en reste des morceaux,
Dieux sans tête, Vénus brisées…
Nous les avons dans nos musées,
Qui font les délices des sots.




Demandez donc à Marianne
Ce qu’elle pense de Diane,
Vous en serez stupéfiés !
Quant au casque d’or de Minerve,
Il revit avec plus de verve
Sur la tête de nos pompiers.



« Votre canasson de Pégase
Pourrait-il courir, à l’occase,
Même aux courses de Concarneau ?…
Il est presque oiseux de vous dire
Que si vous n’avez plus de Lyre
Il vous reste le Piano !


« L’Art est vaincu par l’Industrie.
Hé ! qu’y pouvons-nous, je vous prie ?
C’est un fait cela, sans appel.
Comment ! le Parthénon vous manque !
Et c’est pour lui que l’on s’efflanque !…
Ah ! si c’était la Tour Eiffel !…



« Diable ! soyons de notre époque.
Cette Grèce, importune loque,
Ne peut être et avoir été :
Tout passe, tout casse, tout lasse ;
Le Progrès réclame sa place :
C’est bien son tour, en vérité.



La civilisation marche
- Entendez-vous comme elle marche ? -
Vers l’Occident, ô pauvres fous !
Elle n’est encor qu’à Pontoise,
Mais si l’on ne lui cherche noise
Elle sera bientôt chez nous. »




RAOUL PONCHON
1897

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