9 janv. 2009

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L’ŒIL DE JULES
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Un jour entre Tarbes et Chatou
Floquet selon son habitude,
Allait prendre l’air n’importe où
Loin de la ville multitude.
Et comme il ne pensait à rien,
Cela va sans dire, majuscule
Et reconnaissable combien
Parut devant lui l’œil de Jule.

Il en eut la foire - six mois
Tellement sa frousse fut grande.
Il allait par jour plusieurs fois
Sur ce pot qu’en chambre on demande
Et bien, voilà ce qui confond
Et semble tenir de la fable.
Toujours l’œil regardait au fond
Si la matière était louable.


Il guérit? On guérit de tout,
Si l’on est pas une mauviette.
Dès qu’il put se tenir debout,
On lui permit, rompant sa diète,
Un œuf dans un léger bouillon !
A peine, il goûtait ce potage
Qu’il y vit, jaune barbillon
Le même œil de Jule, à la nage.

Parbleu ! dit-il, c’est épatant.
Ça tient de la sorcellerie !
J’aime mieux rire, mais pas tant,
C’est assez de plaisanterie.
Pourquoi, cet œil me poursuit-il ?
- Mon ami, tu es ridicule,
Disait sa femme, et puéril.
Quel est cet œil ? - l’œil de Jule.


Là, tiens, avec des favoris
Regarde, - disait-il, - regarde
Je l’entends qui pousse des cris. -
Elle disait : le Ciel te garde !
Cela sera passé demain.
Ton pouls galope comme un lièvre.
Y-a pas plus d’œil que dans ma main.
Va, crois-moi, c’est un peu de fièvre.

- Non, cet œil ne me quitte pas,
Il me hante, il me persécute ;
Je veux fuir Paris de ce pas. -
Alors sans perdre une minute,
Il mit sa tête en son chapeau,
Sa femme dans une valise,
Demanda l’heure du bateau
Et prit le train, l’âme Menuise.


Il fut dans tout le département
Où le Général se présente
Presser électoralement,
Dans la Somme, dans la Charente.
Mais en dépouillant le scrutin,
Comme on fait en diligence,
Cet œil sur chaque bulletin
Lui rappelait sa conscience.

Quoi, toujours cet œil de requin !
Le diable attend il que je meure ?
Je vais partir pour le Tonkin,
Et pas plus tard que tout à l’heure.
A peine avait-il débarqué
Sur ce poétique rivage
Que l’œil de Jules sur le quai
Vint solliciter son bagage.


Alors, pâle comme un linceul,
De l’Odéon, il prit la route.
Au moins, dit-il, je serai seul
Dans ce théâtre sans nul doute.
Comme il venait de s’y caser,
Il vit, - l’on à peine à le croire,
Applaudissant à tout casser,
L’Œil assis dans une baignoire.

Enfin, n’y pouvant résister,
Il se fit sauter la cervelle.
Puis il se mit à regarder
Au fond de la nuit éternelle.
- Ah ! s’écria-t-il, c’est trop fort !
Pourtant, je vois cet œil encor,
Nom de Dieu ! l’âme est immortelle !


RAOUL PONCHON
La Presse
01 oct. 1888

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