27 juil. 2008

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Mort de Rothschild
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A Willette

Un jour, dans un krach effroyable,
Il advint que Rothschild perdit
Sa fortune considérable
Et son insondable crédit.

Oui, tout sombra dans la bagarre :
Ses milliards, ses millions,
- Le temps de fumer un cigare -
Ses actions, ses galions,

Ses trois pour cent amortissables,
Ses solides Consolidés,
Beaucoup plus nombreux que les sables
Des déserts les moins habités.

Ses Banque, ses Comptoir d’Escompte,
Ses Crédits fonciers, mobiliers,
Ses mines de laissés-pour-compte
Et tous ses au-porteur-billets,

Ses fonds portugais, ottomans,
Ses Suez et ses Saragosse
Qui valent réaux et tomans,
A désespérer mon négoce,


Ses milliasses de liasses
De fafiots qu’à tour de bras
Il entassait dans ses paillasses,
Dans les tiroirs de ses vieux bas,

Ses dollars, ses marks et ses piastres,
Ses roupies et ses sequins,
Conquis au prix de quels désastres !
Ses guinées et ses schillings,

Ses kopeks, sapèques et roubles,
Ses Napoléons, ses ducats,
Péchés en de telles eaux troubles
Qu’on peut bien dire en des cacas,

Ses banknotes, rouillardes thunes
Dont le dixième suffirait
A constituer vingt fortunes,
Qui mille hommes enrichirait…

*
* ...*



Or, quand il n’eut plus de galette,
Plus d’os de quibus, de pognon,
Plus de pélots, plus de pépettes,
De saint frusquin, de picaillons,

De maravédis, braise, douille,
Pus le moindre radis, liard,
Pfennig, farthing, plus de menouille
Alors ce douloureux vieillard

Que le sort d’un coup extermine,
Je le vis arriver chez moi,
Lamentable, criant famine,
L’estomac dans un grand émoi.

Mon Dieu, je ne suis pas bien riche,
Mais j’eus pitié de ce vaincu,
Et comme je ne suis pas chiche,
Je lui fis cadeau d’un écu.

Grâce à cette obole modeste
- Pensai-je - il a de quoi manger
En attendant, et pour le reste,
Il tâchera de s’arranger.


Or, il partit au pas de course,
Et bientôt on le voyait sous
Le péristyle de la Bourse
Faire un commerce de gros sous.

Je ne sais pas de quelle sorte
Il manipula mon écu,
Mais avant qu’on fermât la porte
De la Bourse, mon fin cocu

Avait gagné la forte somme.
C’est beau ! mais attendez la fin :
Figurez-vous que le pauvre homme
Mourut au même instant de faim.


RAOUL PONCHON
Le Courrier Français
03 .07. 1892

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