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LA DERNIERE ENCHERE
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« C’est sous le règne d’Émile,
Au temps de Sarah Bernhardt,
Qu’ils payaient quatre cent mille
Un tableau de Fragonard !
Fallait-il qu’ils fussent riches ! »
Diront nos petits-neveux,
Parlant de nous - ou godiches,
Ou snobs ! Non, futurs morveux.
Ce sera nous faire injure.
Nous ne sommes point tant snobs ;
Et la plupart, je le jure,
De nous, sont de pauvres Jobs,
Manquant de tout et du reste,
Jusqu’à manger des cailloux.
Et vous serez, sans conteste,
Beaucoup plus riches que nous.
Ce qui quelque peu nous dore
Et qui nous honore aussi,
C’est que nous sommes encore
Soucieux d’art, Dieu merci !
Le reste a peu d’importance,
Pour ne pas dire du tout.
Sans art ne vaut l’existence
De la vivre jusqu’au bout.
Elle est bête comme une oie.
Le chef-d’œuvre seulement
Vous apporte un peu de joie,
Et vous console un moment.
Et puis, au demeurant, qu’est-ce
Que quatre cent mille francs
Pour qui a plus d’or en caisse
Que la mer n’a de harengs ?
Aussi, ce Fragonard tendre,
Bien loin d’en être étonné,
Je dis à qui veut l’entendre
Qu’à ce prix-là c’est donné.
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*... *
Mais au train dont vont les choses,
Nos virtuoses de l’or
Tiendront de plus en plus closes
Les portes de leur trésor.
Les artistes feront grèves.
Traités comme des lépreux,
Ils s’abstiendront. Et leur rêve,
Ils le garderont pour eux.
Vous saurez votre misère,
Alors, chers petits-neveux,
Et que l’Art est nécessaire
Plus que ne sont les cheveux.
Malgré vos billets de banque,
Vous verrez le désarroi !
Et qu’après tout, il vous manque
Quelque chose autre. Mais quoi ?
Or, retrouvant, d’aventure,
Par les destins épargné,
Quelque déchet de peinture,
Soit un Bouguereau signé…
Un de vous, qui sait ? Artiste,
Et de commentaire moins vil,
En sera du coup moins triste?
« Et dire - songera-t-il -
« Qu’à ces époques antiques,
Ils avaient, nos grands parents,
Des Fragonard authentiques
Pour quatre cent mille francs
RAOUL PONCHON
le Journal
31 déc. 1905
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