20 juin 2008

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Sur les Quais
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A Hugues Delorme

Vous me demandez, cher maître,
Si j’ai jamais remarqué
Les livres qu’on voit paraître
Le plus souvent sur les quais ?

Verte. Et je puis vous le dire,
C’est mon principal séjour
Que les quais. Depuis l’Empire
J’y passe vingt fois par jour.

Tous les matins, dare dare,
Je les ais tôt écumés.
J’y cueille le livre rare
Sans mentir les yeux fermés.

Mais parmi ceux que l’on trouve
A chaque pas, à peu près ;
Que l’indifférence couve,
Qui ne valent pas les frais,

Ce sont les œuvres complètes
De Voltaire et de Rousseau
Tout d’abord. Oh combien blettes !
Qu’ordures dans le ruisseau !

Oh ! Que chus ces grands pontifes
Dans le troisième dessous !
Quelles loques, quelles chiffes
Dans les casiers à deux sous !


Après ces considérables,
Jugez de l’amas épais
De leurs élèves minables.
Après des cacas, des pets !

Pour n’en citer qu’un, cher maître
Très nombreux se trouve About.
Je le flaire à plus d’un mètre
Et déjà je dors debout.

On trouve encore Laharpe
Assez fréquemment ; Rollin
Aussi. Près de ces deux carpes
Faguet vous paraît malin.

Près d’O. Volney ! Tes ruines,
O Young ! On t voit tes nuits
Repandeuses de bruines,
Dispensatrices d’ennuis.

Des Histoires naturelles
A l’usage des éfants ;
Et d’autres universelles
A celui des éléphants…

Des poèmes didactiques…
Des Roucher et des Ducis,
Et ce roi des narcotiques,
Le trop jeune Anacharsis.


Des Vicaires, des Messies,
De Goldschmidt et de Klopstock,
Ces étrangères vessies
Dont insondable est le stock.

Des Horaces, et par cent mille !
Traduits par des commandants
Et des Jardins de Delille
Sans aucune fleur dedans,

Des Morales de Nicole,
Des Esprits d’Helvétius,
Et quibusdam barbacoles
Aliis Olibrius.

Puis, ce sont des … Télémaques
A l’usage du Dauphin ;
Des livres élégiaques
Lourds comme des abat-faim.

Quelle destinée amère !
Peut-être que ces bouquins
Ont fait rêver ma grand’mère,
Reliés en maroquin.

Beaucoup furent à la mode
Qui ne sont plus que fumier…
Traînèrent sur la commode
De Napoléon Premier !

Maintenant, mon vieux roi Charles,
Parmi les contemporains
N’en trouve-t-on pas ? Tu parles !
Même beaucoup. Mais je crains

D’en nommer un seul. Oui, dame !
Les autres seraient jaloux.
C’est encor de la réclame
Que le casier à deux sous.


En réalité, cher maître,
Chacun y vient faire un tour.
D’aucuns ne font qu’y paraître.
Son quai ne dure qu’un jour.

En revanche il en est d’autres
Dont c’est le but ici-bas.
Et je ne vois que les nôtres
Qui ne s’y rencontrent pas.



RAOUL PONCHON
le Courrier Français
03 sept. 1899
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