8 juin 2008

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LA MOME CENSURE
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Les censeurs, dans leur turne, étaient sans nourriture.
Ils rugissaient, songeant à l’ancienne biture.
Depuis trois mortels jours, songez que ces messieurs,
N’avaient pas lu la moindre pièce de Brieux.
Ils maudissaient la terre, et le ciel, les critiques,
Les journalistes et les auteurs dramatiques,
Leygue, et surtout Roujon. C’était lui, l’animal,
Le galeux, le gâteux, d’où venait tout le mal.
Puis, ils donnaient des coups de ciseaux dans le vide.


Ils étaient quatre, affreux. Dans leur bouge fétide,
On voyait des débris impurs, avariés,
Des pièces, des couplets d’un crayon bien striés.
Ils mâchaient, remâchaient des squelettes infâmes
De vaudevilles et des carcasses de drames.


Le premier, était un ancien acteur sifflé,
Le deuxième, jadis, avait rossignolé
Au beuglant. Le troisième, était un marchand de dattes,
Enfin, le quatrième avait du poil aux pattes.

*
* ...*



Ils avaient donc très faim. Soudain, sortant du mur,
Un auteur apparut, maigre comme un fémur.
Il était glabre, et tout en noir comme un notaire.
Il avait le hideux sourire de Voltaire.
Ils crurent, tout d’abord, que c’était un esprit ;
Puis, voyant de sa poche issir un manuscrit,
La rage au poing, l’écume aux dents, l’œil plein de rage,
Tous les quatre, ils se préparèrent au carnage.
Mais lui, les saluant, leur dit : « Bonjour , messieurs,
De grâce, calmez-vous, je ne suis pas Brieux.
Je suis celui que les oracles annoncèrent… »
Aussitôt les censeurs dans l’ombre reculèrent,
Remirent prestement leurs ciseaux dans l’étui,
Et notre acteur sifflé dit simplement : « C’est Lui ! »
« C’est Lui ! » dit le second, et ma colère expire.
Il est tout à la fois mon Scribe et mon Shakespeare.
Plutôt que de couper à cet homme un cheveu ,
J’avalerais cent fois mes ciseaux, oui, morbleu !
« Voilà fort bien parler ! dit le marchand de dattes.
« Et moi j’allais le dire », ajouta Poil aux pattes.

*
* ...*



Le lendemain matin, Roujon, fort anxieux,
N’ayant pas vu depuis la veille ces messieurs,
Les croyant morts… Le temps de chausser ses cothurnes,
Dare dare s’en fut les trouver dans leur turne.
Qu’est-ce qu’il vit alors ? Il vit son vieux Sardou
Vautré nonchalamment sur un trône en bambou,
Puisant et compulsant des manuscrits sans nombre,
Tandis que les censeurs s’en pourléchaient dans l’ombre.


RAOUL PONCHON
Le Journal
18 sept. 1901


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