3 juin 2008

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LA CULTURE DE L'AS
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A Hugues Delorme


Vous me demandez, ô Delorme
Polypreste et cunéiforme,
Ce que je pense (hélas !)
De la culture de l’as ?
Vous tombez très mal, par hasard,
Cher ami (pas le notaire, vous) car
Si je ne sais rien en peinture
J’ignore tout de la sculpture.
Je suis, en vérité,
Comme les maîtres
De cette âpre Société
Des Gens de Lettes.
Pourtant j’en puis bien disserter.
Ecoutez, Delorme, écoutez :

* ...*

La sculpture est l’art de sculpter.
Ces messieurs les sculpteurs
Tâchent à représenter
Sous les traits les plus flatteurs
Des personnes inconnues
Moitié vêtues, toutes nues,
Qu’en général
Ils n’ont jamais vues.
Mais ça leur est bien égal.
Ainsi l’un vous fera des Vénus,
Des Apollon, des Bacchus,
Cet autre des Spartacus.
Celui-ci des Balzac, des Bayard
Et celui-là des Jeanne d’Arc ;
Enfin un tas de gaillardes
Et de gaillards
Qui jamais ne boulevardent
Sur les boulevards.


* ...*

Vraiment, ces sculpteurs sont énormes.
Enfin, voyons, mon vieux Delorme,
En as-tu vu, toi, des Vénus
( A part ta môme
Qui sent bon, qu’embaume).
Des Jeanne d’Arc, des Spartacus,
Même en te levant dès l’aurore ?
Mon Dieu, je comprendrais encore
Qu’ils sculptassent des omnibus…
Des hommes en chapeaux gibus…


* ...*

Mais, quoi ?…
O Delorme, ô mon roi !


* ...*

Le plus souvent ils font leurs machines en marbre,
En plâtre, en pierre, en arbre,
Afin d’imiter la chair?
En or, ce serait trop cher.
Qu »elle qu’en soit la matière
D’ailleurs, bois, plâtre ou pierre,
Que ce soit bon, ce soit mauvais,
Que le sculpteur ait ou non des brevets,
Toute statue est un navet.


* ...*

On met ça dans les squares,
Au milieu des carrefours,
Au parc Monceau, au Luxembourg,
Ou sur les places des Victoires ;
Les grands hommes, les Républiques,
De préférence sur les places publiques.
Les meilleurs navets sont déposés
Dans des dépotoirs,
Dans ces dortoirs
Que l’on appelle des musées.


* ...*

On reconnaît une belle statue
A ceci, qu’elle est mieux foutue
Qu’une autre, voilà tout.
Quant à moi, je m’en fous.
Ainsi la Vénus de Milo
Est très belle, au vrai tableau,
Si j’en crois Arsène Alexandre.
Et Geffroy, et Fourcaud
Qui semblent s’y entendre.
La victoire de Samothrace
Est également digne de Phidias.
Tant qu’on voudra je ne dis pas
Pourtant ma petite chérie
Et la tienne, aussi je parie,
Sont mieux ça n’est pas l’embarras ;
Elles ont d’abord plus de bras,
Et puis ce je ne sais quoi
Dont on trouve toujours l’emploi…
Le reste est de l’agriculture.
De l’as, mon cher ami, voilà bien la culture.

* ...*

Ah ! Encor :
Les Grecs étaient très forts.


RAOUL PONCHON
le Courrier Français
22 mai 1898

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