27 mai 2008

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Né Troubetzkoï
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Etant à la table d’hôte
D’un hôtel très fréquenté,
Sur je ne sais qu’elle côte
Où l’on se baigne l’été,


Ma surprise fut extrême
Quand au bout d’un temps je vis
Que beaucoup mieux que moi-même
Mes voisins étaient servis.

On les accablait de viandes,
De ragoûts faits pour les dieux
De mille choses friandes
Et de vins coquentieux.


Moi j’avais des roustissures
Et des mégots de poulet,
Des lavasses, des rinçures,
Du vin on ne peut plus laid.

Si j’attrapais une miette
Ce n’est qu’en catamini ;
On m’enlevait mon assiette
Avant que j’eusse fini.

Je pensai : c’est un usage
Qui m’est encore inconnu
De traiter comme un Osage *
Le client dernier venu ?

On veut peut-être - mystère ! -
Avant que de l’accueillir
Lui tâter le caractère
Ou l’empêcher d’orgueillir.



Je n’y prêtai pas sur l’heure
Davantage attention,
Etant d’humeur la meilleure
En pareille occasion.

Lorsque le lendemain même
Je dus inscrire à côté
Des autres noms mon nom blême
Sur un registre affecté.


Avec une immensurable
Stupéfaction j’appris
Que tous mes voisins de table
Etaient des clients de prix ;


Des seigneurs considérables,
Des dames du plus haut rang
Pour lesquels sont misérables
Deux cents mille francs par an.


Fallait pour que je le crusse
Que je lusse, vraiment.
Or tout ce monde était russe
Comme on ne l’est seulement


Qu’en France. Et chaque était prince,
Princesse nés Troubetzkoï ! *
Troubetz-quoi ? Troubetzkoï ? Mince,
Alors ! Jusqu’au moindre boy.



*
* ...*


Ma foi, qu’à cela ne tienne,
S’il faut être Troubetzkoï
Et de nation russienne
Pour vivre ici, troubetzkoï -

Sons-nous. Et sur le registre
Où mon nom se tenait coi
Comme un nom très terne, bistre,
J’ajoutai : Né Troubetzkoi.


A partir de cette époque
On fut plein d’égards pour moi.
Au lieu d’être comme un phoque
Traité, je le fus en roi.


Je pouvais à table d’hôte
Dévorer n’importe quoi,
Puisque j’était de la côte
De l’illustre Troubetzkoi.


*
* ...*


Après ça, je m’imagine
Qu’on est toujours plus ou moins
Troubetzkoï dès l’origine,
Chacun selon ses besoins.



RAOUL PONCHON
Le Courrier Français
20 sept. 1891


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