7 avr. 2008

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LES PORTRAITS DE LOUBET
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M. Loubet a commandé son portrait à MM. Bonnat, Puech, Lefort et Chaplain.

« Puisque toutes les commères
Tous les maires,
Mon cher Bailloud, dit Loubet
Veulent connaître ma hure,
Ma figure,
Et comment j’ai le nez fait,


« Amène-moi les artistes
Trismégistes
Qui font mon règne si grand,
Mes Phidias, Michel-Ange,
La phalange
De mes Vélasquez Rembrandt.

« Il faut qu’on me peigne et grave,
Va, mon brave ;
Et que l’on me sculpte aussi ;
Je n’en suis pas trop indigne.
Pour la ligne
Je n’en crains pas, dieu merci ! »


Le lendemain, un dimanche,
Par la manche
Bailloud amenait Bonnat
Qui, chose plutôt bizarre,
Plutôt rare
Peint avec du chocolat.

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En une seule séance
O science,
Voilà de beaux résultats !
Il fit jaillir sur sa toile,
Nul, sans moelle,
Le chef du chef de l’État.


Le lundi, ne vous déplaise,
Dans la glaise
Denys Puech de ses doigts sûrs
Lui fit en tête de pipe,
Prototype
De tous les Loubet futurs.


Puis ce fut l’aquafortiste,
Un artiste
Réputé, nommé Lefort
Qui, sur sa plaque de cuivre,
Le fit vivre
Non sans un léger effort.


Chaplain, le maître es-médailles
Es-intailles,
Vint enfin, non moins subtil.
Mais il parait que ses peines
Furent vaines ;
Il n’en put tirer profil.



Après vingt jours d’âpre pose,
Et pour cause,
Loubet leur donna congé
Et se dit : « D’après ces maîtres
Ou ces traîtres,
Voyons la gueule que j’ai. »

Alors, pour la fois première,
En lumière
Il mit l’œuvre des graveurs
Sculpteur, peintre, aquafortiste,
Et, tout triste,
Il resta devant, rêveur.


Car vraiment notre compère
Eut beau faire,
Et mettre, le haut en bas,
La quadruple portraicture
De sa hure,
Il ne se reconnut pas.


« Ça, son portrait, ô démence !
Pauvre France ! »
A chacun d’eux il trouvait
Une tête différente,
Non parente
De la sienne à lui, Loubet !

L’un l’avait fait plutôt maigre,
L’autre nègre ;
Celui-ci, gros ; le dernier
L’avait doté, jeune espiègle,
Des yeux d’aigle
De Napoléon Premier.


« Bailloud, ce sont des fumistes,
Tes artistes -
Dit-il - ne t’y trompe point.
Va me les quérir bien vite,
Tout de suite
Que je leur en bouche un coin.



« Ces portraits sont exécrables,
Misérables,
Dit-il - quand ils furent là.
Nul à autre ne ressemble.
Pas d’ensemble :
Il ne faut pas de cela.


« Pourquoi cette dissemblance ?
C’est, je pense,
Parce que vous travaillez
L’in sans l’autre, à tour de rôle,
Sans contrôle,
Sans même vous surveiller.

« Dès la première semaine
Qui s’amène,
Vous ferez bien, je prétends,
Si vous voulez bien me portraire
De le faire
Tous les quatre, en même temps. »



RAOUL PONCHON

Le Journal
26 juin 1899

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