6 avr. 2008

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La Chanson
du
Je m'en foutis
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A Jules Roques

Mon voisin peut être natif
De Carpentras ou de la Teste,
Catholique, athée ou bien juif
Ou d’une secte qui proteste,
Sujet d’Humbert, de Nicolas…
Pourvu qu’on ne m’embête pas,
Moi, je me fous de tout le reste.

Un tas de pignoufs, arrivés
On ne sait trop d’où, nous infeste,
Occupant le haut des pavés.
Malgré son crime manifeste,
On veut innocenter Judas…
Pourvu qu’on ne m’embête pas,
Moi, je me fous de tout le reste.

L’ouvrier s’apprête à manger
Le nez du patron qu’il déteste ;
Le commerce avec l’étranger
Traverse une crise funeste
Et l’agriculture est sans bras…
Pourvu qu’on ne m’embête pas,
Moi, je me fous de tout le reste.

Superbe d’indignation,
A la Chambre qu’il admoneste,
Un chef de l’opposition
Dégoise un discours indigeste,
Flanque le ministère à bas…
Pourvu qu’on ne m’embête pas,
Moi, je me fous de tout le reste.
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Que Marchand aille à Fachoda,
Planter des choux qu’on nous conteste ;
Que l’œuvre qu’il échafauda
L’Anglais la renverse d’un geste,
Nous force à lui céder le pas…
Pourvu qu’on ne m’embête pas,
Moi, je me fous de tout le reste.

Que le sergot, prompt à cogner,
Bouscule les gens, les moleste ;
Qu’on ait des ciseaux pour rogner
Une gaudriole, un mot leste
Dont s’effarouche des gagas…
Pourvu qu’on ne m’embête pas,
Moi, je me fous de tout le reste.


Qu’on fasse à nos ambassadeurs,
Mis entre le ziste et le zeste,
Voir un grand nombre de couleurs
Et remporter plus d’une veste,
Qu’on tripote en des Panamas…
Pourvu qu’on ne m’embête pas,
Moi, je me fous de tout le reste.

Une cocotte au sein fané
D’un âge que la ride atteste,
Épouse un vicomte panné,
Une fille jeune et modeste
Un vieux marquis de Carabas…
Pourvu qu’on ne m’embête pas,
Moi, je me fous de tout le reste.



Brûlant dans son cœur et ses sens,
L’amant touche à l’instant céleste
Où l’amante se livre sans
Voile… alors elle se déleste
Du coton qu’elle a comme appas…
Pourvu qu’on ne m’embête pas,
Moi, je me fous de tout le reste.

Un des grands journaux du matin
Dit que la famine et la peste
Désolent un pays lointain.
Ayant la digestion preste,
Je fais toujours trois bons repas…
Pourvu qu’on ne m’embête pas,
Moi, je me fous de tout le reste.



RAOUL PONCHON

Le Courrier Français
05 fév. 1899



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