16 janv. 2008

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L'HEURE DE L'ABSINTHE
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Loin de nos compites, cambuses,
De nos cochons et de nos buses,
Comme de nos gaîtés Dreyfuses,

Je suis allé dans la forêt,
Me délasser - qui le croirait ? -
Des fatigues du cabaret.

Car le cabaret me fatigue,
Et cependant je m’y prodigue
Dieu sait ! la belle digue digue.

Mais je suis énergique peu.
Ah ! que dis-je ? énergique… on peut
Me conduire par mon cheveu.

Et je crois bien qu’a ce Delorme,
Buveur puissant, girafiforme
Sur moi une influence énorme.

Je vois mon bougre chaque jour
Faire d’un café son séjour,
S’y gargariser comme un sourd ;

Or, comme j’ai en sa manière
D’agir confiance plénière,
Je m’enrôle sous sa bannière.

Hélas ! pourquoi l’ai-je connu ?
Pourquoi cet être peu charnu
Est-il de Rouen revenu ?

Ces gars Normands, jadis austères,
A la bravoure légendaire,
Qui nous conquirent l’Angleterre

Mais ne surent pas la garder,
N’en ont, sans vouloir brocarder,
Pris que l’art de se pocharder.


Ah ! Delorme haut comme un orme,
Votre exemple qui me réforme
Me cause un préjudice énorme.

Mais, rien n’y fait et n’y refait,
J’étais donc hier au cabaret…
Je veux dire dans la forêt.

Elle avait mis un beau costume
De pourpre automnale et de brume,
Et je méprisais le bitume,

Remerciant le Dieu vivant
De nous donner (car, pas souvent)
Un automne point décevant.

J’admirais les chênes, poèmes
De rouge et de jaune suprêmes,
Pareils à de gros chrysanthèmes ;

J’entendais les derniers accords
Des glorieux baisers, des cors
Sonnant l’hallali des dix-cors ;

Et je voyais donc les clairières
Les nymphes montrant des derrières
Tels que n’en ont les empérières… *
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Enfin, Delorme, croyez bien
Que je goûtais, comme il convient,
Ce spectacle néo-païen ;
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Je r-étais une créature
Tout près de sa mère nature,
Et que loin de toute imposture !

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Quand, tout à coup, qu’est-ce que c’est
Que j’entends, là, dans mon gousset ?
Ma montre ! qui m’avertissait

Que c’était l’heure de l’absinthe.
Ah ! Seigneur, Jésus, Vierge sainte !
Que fais-je ici, dans cette enceinte ?

Dis-je, et je maudis la forêt
Qui n’avait pour moi plus d’attrait
Puisque aucun pauvre cabaret…

Je vous maudis aussi, mon maître,
Pour avoir fait de moi cet être
Sans plus rien en lui de champêtre,


Qui ne saurait trouver d’appas
Aux plus beaux jardins d’ici-bas,
Du moment que l’on n’y boit pas.



RAOUL PONCHON

Le Courrier Français
28 nov. 1897
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