4 oct. 2007

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A Raoul Ponchon

Poète, dont la barbe en tuyaux d’orgue frise,
Vrai sage, être pansu, quelque peu monacal,
Tu chéris le roast-beef et bénis le bocal
Plein de vieille eau-de-vie, où nage la cerise !

La robe de prieur, en bure bleue ou grise,
Te convient beaucoup mieux que le manteau ducal.
La cervoise chantonne en ton gouffre buccal ;
Mais parfois un sonnet frais et mousseux te grise.

De tes joyeux propos chacun connaît le prix ;
Adoncques, beau Ponchon, tu n’es jamais surpris
Lorsque du Grand-Hôtel un mylord nous arrive

Pour lorgner l’objet d’art dont ton chef est muni :
Ta suave calotte en velours vert-olive,
Que nous mettrons plus tard dans un vague Cluny !



TANCREDE MARTEL
1880



Encore à Ponchon

Je voudrais te vêtir de velours nacarat ;
Je voudrais parfumer ta barbe d’une essence
Inconnue aux sultans, et que Ta Corpulence
Bût le Tokay dans des cristaux de Baccarat !

Mais je ne puis, hélas ! T’offrir aucun carat.
Je ne puis à ton col, noble et plein d’élégance,
Suspendre la Toison d’Or, ni mettre une ganse
D’émeraudes à ton bicoquet d’apparat.

Allons au cabaret croquer la mauviette !
Que le ciel tout entier tombe dans ta serviette,
Et traitons le rumstek épais en gens d’honneur !

Car il m’est doux, Ponchon, de casser une croûte
Avec un de ceux-là qui croient que le bonheur
C’est de cueillir les fleurs qu’on trouve sur sa route.



TANCREDE MARTEL
Fév. 1886


à propos de TANCREDE MARTEL (1857-1928)


Voici un Parisien de Provence devenu, il y a quelque trente ans déjà, un Provençal de Paris. De sa belle Méditerranée, il a apporté la verve savoureuse, la couleur du style, l'amour des formes pures et l'enthousiasme lyrique. À Paris, il a gardé cet humour et ce sourire qui n'est pas le moindre charme de son talent.
Très jeune, M. TANCRÈDE MARTEL sentit souffler le vent de l'Épopée. Son grand-père, officier de Napoléon, le grisa de récits héroïques et il n'est pas étonnant qu'il ait placé ensuite le sujet de deux romans au temps de la légende de l'Aigle. Lazare Gras, son autre aïeul, est ce célèbre marin qui commanda le Saint-Roch, après 1830, et fut intendant sanitaire du port de Marseille. On voit que le romancier descend d'une noble lignée militaire.
Beaucoup de Parisiens lettrés ont rencontré M. TANCRÈDE MARTEL dans les rues de Paris, le regard distrait sous le binocle, songeant au livre en préparation, mais ses intimes seuls connaissent le charme de ces causeries pailletées où il excelle, ont goûté le mouvement de ces récits où il met tout le feu de son âme. Ils n'ont pas oublié cette histoire vécue qu'il leur conta sur son grand-père. On y voyait Napoléon, le petit homme si grand, se servir de l'épaule du géant de la Grande Armée pour appuyer sa lorgnette, et la frappant d'une main amicale ; cette épaule devenant sacrée pour le soldat ainsi honoré, qui ne voulut plus la laisser souiller d'aucun autre contact. Ce beau fanatisme trouvait dans TANCRÈDE MARTEL un narrateur ardent que ses romans et ses contes font deviner, mais dont ses amis entendent la voix vibrante sous l'abstraction des pages écrites.
Après de fortes études classiques dans sa ville natale, TANCRÈDE MARTEL, sollicité par une impérieuse vocation littéraire, vint à Paris et débuta par les Folles Ballades, qui lui valurent l'estime, l'encouragement et l'amitié de Victor Hugo, de Banville et de J. Richepin. En même temps, le jeune poète se révélait comme conteur et comme romancier. Son souple talent s'affirma en mainte fantaisie délicate, en mainte nouvelle brillante dans les journaux les plus littéraires. Érudit, nourri d'histoire et d'art, ses oeuvres se distinguent par une grande puissance d'évocation. Signalons cette exquise Blancaflour, histoire de guerre et d'amour où revit la période la plus tragique et la plus mouvementée du moyen âge. À quels gestes hautains, à quel rare et héroïque dévouement l'amour peut conduire un homme, l'habile romancier nous le conte dans ce livre de soleil et de sang qui a pour cadre principal la Cour des Papes d'Avignon.
Qui n'aimerait aussi le Prince de Hanau, ce roman historique et anecdotique, et ce récent Loin des autres, remarquable étude de moeurs parisiennes et dramatique histoire d'un double amour né dans des circonstances exceptionnelles.
Le style si coloré de TANCRÈDE MARTEL donne à ses fictions un air pittoresque de ballades en prose. C'est un profond psychologue, un délicat et parfois truculent imagier, et son Afrancesada où luisent des escopettes et où brillent des yeux, est un joli roman d'amour et d'aventures, dans l'Espagne insurrectionnelle de 1808. Le héros, brillant officier de cavalerie francaise, est sauvé des balles des guerillas par le dévouement d'une noble héritière espagnole.
M. TANCRÈDE MARTEL traite le roman d'histoire avec une maîtrise qui n'a d'égale que son talent dans le théâtre en vers. Les pièces qui s'intitulent : Alfred de Vigny, Deux Amis, Au Palais Cardinal, permettent d'espérer qu'il s'affirmera, — et c'est M. Jean Richepin qui parle ici, — sur un théâtre subventionné comme un de nos meilleurs dramaturges en vers. L'Odéon ou la Comédie-Française nous donneront bien, un jour prochain, cette Délicia en cinq actes, dont les amis du poète nous disent merveille. Et, plus tard, ne pourrait-on pas songer, pour cet homme distingué, pour ce vaillant écrivain, à un fauteuil de l'Académie ?

Joseph UZANNE, Figures contemporaines ( Album Mariani, 1894)




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