.
.
.
CHRONIQUE DE LA SEMAINE
.
Laissons pour aujourd’hui le vaisseau de Paris
Fluctuer sous son ciel pessimistement gris,
Sur une mer déliquescente et symbolique.
Ne nous occupons pas de la chose publique
Non plus, nous n’y serions pas très habile, et puis
Je préfère aller voir au café si j’y suis.
Laissons là Boulanger, ce grand homme éphémère
Qui de chacun de nous fit un petit Homère,
En même temps que nous n’avions pour seul souci
Que de mourir de faim avec Monsieur Succi.
Et quant à Coquelin !… Comment, toujours, encore ?
Ah ! de grâce, monsieur, souffrez qu’on vous décore ;
Mais vous ne diriez rien pour une fois, sais-tu,
Que l’on s’en passerait autant que de vertu.
D’autres soins, en ce jour, t’angoissent, ô mon âme ;
Et ça n’est pas, oh non ! la politique infâme,
Pour laquelle tu n’as aucune affinité.
Qui te tient chaud l’hiver, et te fait beau l’été.
Oh ! non. Tu peux savoir, ô mon âme damnée,
Si nous devons compter sur du vin cette année ?
Et quel sera ce vin ? En aurons-nous beaucoup ?
Et fera-t-il bien drôle en passant dans le cou ?
Voilà la question, et le reste est frivole.
Cours, ma vieille complice, et te dépêche et vole,
Arpente les coteaux va voir les vignerons,
- Les plus honnêtes gens qu’à coup sûr nous aurons
Jamais, les seuls peut-être ; ils savent tout,en somme,
Et se moquent de tout ainsi que d’une pomme,
Pourvu qu’un peu de ciel clément tombe sur eux,
Et que leur vigne frise au soleil amoureux.
A l’éternel cadran vient de sonner l’automne
Qui fait les raisins blonds palpiter dans la tonne,
Hier encor c’était la plus belle saison.
Le plus sage en perdait d’avance la raison,
Car sur tous les coteaux, notre vigne superbe
Pullulait au soleil nombreuse comme l’herbe ;
- Même on l’a vue un jour pousser sur un trottoir ;
Si vous ne voulez pas me croire, allez-y voir. -
C’était, n’en doutez pas, l’âge d’or de la France ;
Le vin dans les ruisseaux coulait en abondance,
Et du meilleur, m’a dit mon ivrogne d’aïeul,
Qui vécut tout autant que l’austère Chevreul.
Des fontaines de vin illustraient chaque place,
Grâce à la charité d’un grand-père à Wallace.
Enfin que vous dirai-je en cet âge divin,
L’eau ne servait à rien, pas même à prendre un bain.
On avait tant de vin qu’en leur humeur folâtre
Les maçons bien souvent en gâchèrent le plâtre :
Cela fait des maisons solides comme tout,
Car on boit plus de vin et plus on tient debout
C’est clair : et le premier qui dit que je rabâche,
Qu’il vienne me le dire ici, s’il n’est pas lâche.
Oui, c ‘était le bon temps, vous dis-je, en doutez-vous ?
Aujourd’hui, vignerons, est-ce fini de nous ?
Faudra-t-il nous noyer dans la bière tudesque,
Interminable comme une histoire goethesque,
Qui vous rend hydropique et gaga du cerveau,
Qui fait de tout Teuton une sorte de veau
Dans la tête duquel, pour finir la déroute,
Fume au lieu de cervelle un paquet de choucroute ?
Non, non, chers vignerons, cela ne se peut pas.
Elançons-nous plutôt dans le sein du trépas.
Sans le vin, voyez-vous, la vie est impossible ;
Quant à moi, je vous dis que le vin c’est la Bible,
Où je lis couramment la parole de Dieu
Ecrite, comme on sait, en très facile hébreu ;
Je puis sans relâche en ce livre de flamme,
Afin de travailler au salut de mon âme.
Ah ! vos saurez gagner la pitié du soleil ;
Et vous nous verserez encor le vin vermeil
Qui mange son écume, étincelle, frétille,
Tout rose de pudeur comme une jeune fille,
Le vin qui fait courir le sang comme un voleur,
Et tel, que l’on croit boire une liquide fleur !
Hélas ! Non. Rêve éteint, vision disparue !
La joli’ vigne au vin n’est plus qu’une recrue
Pour l’oïdium d’abord et le phylloxera
Ensuite, ou bien quelque autre odieux choléra ;
Une aigrelette miss qui nous vient d’Amérique
Et de pays encor plus sinistres qu’en ique.
Quand elle deviendrait haute comme un bambou,
Nous n’en aurions pas moins du vin topinambou.
Et d’ici déguster ce vin expiatoire
Nous avons, mes amis, pas mal de Seine à boire.
Dites, vous l’avez vu, le petit tortillard ;
J’aurai plutôt foi dans une queu’ de billard ;
Et pour ressusciter un semblable cadavre
Qui débarquait hier dans la ville du Havre,
Notre mère la Gaule, à cet enfant malsain
Va-t-elle consentir à lui donner le sein ?
La pauvre vieille, hélas ! Est un peu fatiguée ;
Dame, c’est qu’étant jeune elle eut la cuisse gaie.
Partout, aux bons endroits, son sang s’est refroidi.
De sinistres rapports sont venus du Midi ;
La Bourgogne n’est pas heureuse, quoi qu’on die,
Et Bordeaux vante à tort son vin de comédie ;
Il a, si vous voulez, encor d’assez beaux yeux,
Mais ce petit cadet fait honte à ses aïeux :
Il n’est que le bâtard de leur apothicaire,
Comme m’a dit quelque un qui revenait du Caire.
Ivrognes, mes enfants, faites-en votre deuil ;
Peut-être n’aurez-vous pour vous bassiner l’œil
Que l’onde où, sans saveur se meut la triste brème
Qui semble, à s’y méprendre, un ambulant carême.
Oui vous boirez de l’eau : Vous avez bu de l’eau ?
Votre nez deviendra plus blanc que le bouleau ;
Car c’est pour vos péchés, ivrognes que vous êtes,
Que les raisins sont moins nombreux que les noisettes.
Et le vin, que d’aucuns obtiendront à genoux,
En le payant très cher ne sera pas pour vous,
Ni pour moi. Voilà bien où mène l’inconduite ;
Si vos vastes gosiers n’avaient pas une fuite,
Si vous n’aviez pas bu comme des Saharas,
Vous auriez aujourd’hui des litres plein les bras.
D’autres boiront parbleu du joli jus d’octobre :
On a toujours assez de vin quand on est sobre.
Mais il ne suffit pas que Vanderbilt en ait,
Ou bien qu’on en rencontre à la table d’Ohnet ;
Car si le vin n’est là que pour le richissime,
Ma parole d’honneur, c’est écoeurantissime !
Il faut que les petits, les humbles et les gueux
En barbouillent aussi leurs estomacs rugueux ;
Il faut qu’aux quatre coins de la terre de France,
Ceux que courbe la tâche et que tord la souffrance,
Pendant que nous prenons nous autres du bon temps,
Puissent boire ce vin qui leur donne vingt ans,
Sans le payer jamais des deux yeux de leur tête.
Quand on fut à la peine on doit être à la fête.
Et maintenant je vous pardonne. Et comme j’ai
Un beau carolus d’or qui veut prendre congé,
Permettez-moi de vous offrir, pauvres ivrognes
Un peu de vermillon pour illustrer vos trognes ;
Ne craignez rien, je sais un bon cabaretier
Qui possède, dit-on, du vin de l’an dernier ;
Nous en boirons, je pense, à la santé du prince
Qui vient de nous donner un morceau de province.
J’eusse aujourd’hui voulu chanter un pareil don ,
Mais je titube un peu sur mes jambes, pardon.
Le Courrier Français
10 oct. 1886
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire