5 oct. 2007

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La question du fromage


À mon ami Archibold-Aspol.


Aujourd'hui, mon jour de ramage,
J'ai décidé de m'employer
À rimer d'un certain fromage
Qu'un ami vient de m'envoyer
Du fond perdu de sa province
Il n'est pour moi sujet si mince
0ù je n'ai matière à hâbler.
J'en rimerai donc, et j'ajoute
Que si ce sujet vous dégoûte
Vous n'aurez qu'à vous en aller.
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On va me dire que ça pue,
Le fromage! Allons donc! Vraiment?...
Tout ça dépend du point de vue,
De l'occasion... du moment...
Accourez ça, la coterie...
Diable! on vous sent déjà d'ici.
-Trop tôt, Livarot... sale bête...
Mais, voici la Flore complète,
Si j'en crois mon flair d'artilleur.
Ne bougez plus, que l'on vous goûte.
Allons, experts, on vous écoute
Découvrons quel est le meilleur.
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Oui, mais voilà: chacun en pince
Pour le fromage familier
Qui se fabrique en sa province
Et qu'il prise sur un millier.
Ainsi l'habitant de la Brie
Traitera de saloperie
N'importe lequel vous nommiez,
Jurant sur les saintes images
Que sur tous les meilleurs fromages
Prévaut celui de Coulommiers.
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Le gars normand triomphe avecque
Le Camembert, le Port-Salut,
Le Livarot, le Pont-L'Évêque;
L'Auvergnat jamais ne voulut
- Tel est son têtu caractère
-Démordre de son Saint-Nectaire
De sa Fourme et de son Cantal.
Le Flamand prend de son Maroilles
À témoin le ciel, les étoiles
Qu'il fleure l'ambre et le santal.
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Le Dauphinois dit: Sassenage.
Le Poitou répond Chabichou.
Allez lui nier son fromage
Il vous traitera d'abouchou.
Le Lorrain ne voit sur sa table
Qu'un Geromé de présentable;
Pour un Picard, son Manicamp,
Près duquel tout est faribole,
Va défiant toute hyperbole
Surtout quand... il fiche le camp.
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Le Parmesan, en Italie,
Si j'en crois Émile Zola,
Est inattaquable et ne plie
Que devant le Gorgonzola.
La Suisse se montre assez fière
De son grand pleurard de gruyère;
Le Stilton avec le Chester
Sont les deux craks de l'Angleterre...
L'Alsace ne fait pas mystère
De son Limbourg, de son Munster.
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On voit qu'il y a ballottage.
Et j'en passe, bien entendu.
Mais n'insistons pas davantage
À quoi bon? C'est du temps perdu...
Les dénombrer, quelle chimère!
Quand j'aurais la lyre d'Homère
Je n'en verrais jamais la fin;
Disons que le meilleur fromage,
Tout en rendant à tous hommage,
C'est celui qu'on a sur son pain.
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Là, précisément, sur ma table
J'en tiens un que je prise fort,
Prodigieux, indiscutable
Qui n'est rien moins qu'un Roquefort.
Non pas ce fumier vague et blême
Dont la chimie est un problème
Qu'on vend à Paris sous ce nom
Chez nos glaireux marchands de soupe,
Qui marche tout seul et vous coupe
La gueule à quinze pas... oh! non.
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C'est un fromage d'origine
J'ai ses papiers le constatant.
Que de Roqueforts, j'imagine,
Ne pourraient pas en dire autant?
Ah! que le bougre est brave et digne!
C'est un lys magnifique, un cygne!
Et juste à ce point tel qu'il faut ;
Sa pâte est onctueuse et monde.
Il n'a pas son pareil au monde,
J'en jurerais sur l'échafaud.
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Ô Aspol! puissant archimage
De qui je tiens et sans octroi
Cet honnête homme de fromage,
Comment m'acquitter envers toi?
Ce n'est pas ces méchantes rimes
Contre lesquelles je m'escrime
Moi, pauvre gazetier d'un jour,
Qui m'ôteront de cette angoisse
Car c'est te rendre pain pour fouace
Que te donner mes vers - en pour...



RAOUL PONCHON
1893
Muse vagabonde



1 commentaire:

Maggy Bieulac Scott a dit…

Bonjour
Ecrivant un livre sur l'histoire des fromages, je suis ravie de découvrir dans votre blog la biographie de Raoul Ponchon et "La question du fromage".
Pourriez-vous m'indiquer la date de publication de ce texte dans le Courrier français?
merci !