24 nov. 2009

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Poésie et Malvoisie
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le poète lauréat touche cent livres sterling
par an, plus un tonneau de malvoisie.


Cent livres ! le bon lauréat
Que veux-tu qu'il en fasse ?
Ca n'est pas même l'aurea
Mediocritas de Flacce.
C'est vrai que nos voisins charmants
Joignent, ô fantaisie !
A ses maigres appointements
Un fût de malvoisie.

Ca rappelle ces usuriers
Fourrant à leurs victimes
Des crocodiles empaillés
Et des sommes minimes.
Enfin, s'il n'a de quoi mâcher
Une riche ambroisie,
Notre lauréat peut licher
Son brave malvoisie.

S'il trouve ce vin-là méchant,
Un tantinet morose,
Il peut le vendre sur le champ,
S'acheter autre chose ;
Ou bien, pour se désennuyer
(Rien ne le rassasie),
Il peut encore se noyer
Dedans son malvoisie.

Mais quel donc genre de travaux
Lui valent cette aubaine ?
- Il doit chanter sur ses pipeaux
Les gestes de sa reine,
Lesquels, de cheval je le crains,
Manquent de frénésie ;
Aussi, c'est pour se mettre en train
Qu'il boit son
malvoisie.


Le geste le plus important
De cette queen altière
Fut de répandre des enfants
Sur toute l'Angleterre.
C'est donc à célébrer ces veaux
En des rimes choisies
Que le barde mis au tombeau
Gagna son malvoisie.


Vraiment, il ne l'a pas volé,
Ce tonneau de vinasse,
Car la bonne reine a vêlé
Comme j'ai dit, en masse.
S'il ondoya chaque lardon
Naissant de poésie,
Il l'a bien gagné son bidon
De vin de malvoisie.


Si les rois voulaient à leur prix
Payer les bons poètes,
Les artistes, les beaux esprits,
Tennysons ou Goëthes,
Leur caisse, bien évidemment,
Se mourrait de phtisie ;
Qu'ils les payent donc seulement
Avec du malvoisie.


Tennyson parut s'en trouver *
Pas trop mal, il faut croire :
D'abord pour bien se conserver,
Rien n'est tel que de boire.
Il a vécu quatre-vingts ans ;
Sa reine cramoisie
Vivra encore plus longtemps,
Grâce à son... malvoisie.



La vie est comme un sommeil vain,
Les heures en sont brèves ;
Si vous la barbouillez de vin,
Vous la peuplez de rêves.
Laissez l'abominable or à
La sotte bourgeoisie,
Au doux poète il suffira
D'un peu de... malvoisie.



RAOUL PONCHON
le Courrier Français
16.10.1892

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