23 nov. 2010

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LE TIGRE
(CONTE JAPONAIS).

A M. Vever, premier japonais de France et de Navarre.

Or, un jour, un gentilhomme
Japonais alla prier
- Moyennant la forte somme -
Un grand peintre animalier
De lui dessiner un tigre.

- Un tigre ! - dit l’autre - bigre !
C’est que ça n’est pas commun.
Et pour dessiner un tigre,
Il faudrait que j’en visse un.
Je ne mets ma signature
Que sur des kakémonos
Que j’ai peints d’après nature.
Ne fût-ce qu’un bigorneau,
Je peins tout sans imposture ;
Tel mon maître distingué,
Le divin Hiroshigé.
*
N’importe. A votre requête,
Je vais donc me mettre en quète
D’un tigre des plus constants.
Revenez dans quelques temps.

*
* *


Trois jours après, notre artiste
Aperçut à l’improviste,
Non sans quelque peu frémir,
Un échantillon superbe
De tigre, couché dans l’herbe
Et qui paraissait dormir.
Ah ! pourvu qu’il ne s’éveille !
Pensait-il, tout apeuré.
Jamais je ne trouverai
Une occasion pareille.
Et, caché tant bien que mal,
Il mit toute sa science
A dessiner l’animal.
Et longue fut la séance ;
Car, à la chute du jour,
Celui-ci dormait toujours.

Puis il rentra dans la ville,
Le cœur un peu plus tranquille,
Et courut chez son client,
Pour lui présenter sa toile.
Ajoutant : « Mon cher client,
Croyez bien qu’en la peignant
J’en eus chaud jusqu’aux moelles ».

Notre homme prend le tableau,
Vrai chef d’œuvre, pur joyau !
Avec grand soin l’examine,
Et fait une grise mine ;
N’ayant pas l’air, en effet,
D’en être satisfait.
- mon Dieu, dit-il, mon cher maître,
Je vais vous parler sans fard.
Que voulez-vous… c’est peut-être
Prétention de ma part,
Mais je crois bien m’y connaître,
En qualité de chasseur :
Votre tigre est beau, sans doute,
C’est un tigre somme toute,
Dénotant un bon faiseur…
Mais, et c’est là le dommage,
On ne sent pas, sous l’image,
Ce rythmique mouvement
D’un corps qui, tout en dormant,
Vit, et palpite et respire.
A part cela, je l’admire.
- Parbleu ! vous avez raison,
Et sans nulle fausse honte,
Je l’avoue, et tiendrai compte
Désormais de la leçon.
Et voilà le pauvre artiste
Crevant, à coups de couteau,
Son admirable tableau,
Sans qu’autrement il insiste.


*
* *

Hors la ville, peu après,
Il errait à pas distraits,
Quand il se surprit en face
De son tigre, qui toujours
Dormait à la même place,
Tout ainsi qu’au premier jour.
Et malgré sa peur extrême,
Approche-t-il tout de même,
Et se réjouit bien fort
De ce sommeil qui persiste…

Le consciencieux artiste
Avait peint un tigre mort !


Raoul Ponchonle Journal - juin 1908


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