1 oct. 2007

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Où faut-il mettre la Guillotine ?
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Issu d'une famille de bourreaux français, Anatole Deibler (1863-1939) * suivit finalement, malgré sa volonté, la tradition familiale. Titulaire de la concession, il exerça son métier d'exécuteur de fin 1880 jusqu'à sa mort et guillotina au total 395 personnes*. Le développement de la presse et la passion du public pour les faits divers en fit une vedette malgré lui.
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La Roquette étant morte, les autorités compétentes ne sont pas d’accord sur l’emplacement de la guillotine.
( Journaux )


Or, Deibler, courbant l’échine
Sous le poids de la machine
Dont il n’a l’emplacement,
S’en alla crier famine
Chez son vieil ami Lépine,
Et savoir son sentiment.

Lépine était en palabres
Avec ses agents macabres.
« Ah ! te voilà, grand loustic !
J’ai deviné ta binette
Rien qu’à ton coup de sonnette,
Ou, si tu veux, de déclic.

« Mais, je n’ai rien à te dire,
Tu peux emporter ta lyre…
Puisque aussi bien ton outil
Se nomme « bois de justice »,
Faut aller voir la Justice
Dont Vallé est le nombril. »

Deibler courut donc d’emblée
Chez le justicier Vallé.
Celui-ci lui dit : « Mon gars,
La question, en principe,
Regarde le Municipe ;
Va lui raconter ton cas. »

Ces messieurs du Municipe
Tout en mordillant leur pipe,
Travaillaient pour une fois ;
Lorsque Deibler vint leur dire :
« Rares esprits que j’admire,
Où dois-je porter mes bois ?


- Parbleu! ce n’est pas en Chine -
Dit l’un - porte ta machine
Au lieu tout indiqué ; c’est
La place où gît l’Obélisque.
N’est-ce point là, jadis, que
Cette môme sévissait ?…

- Non, dit une autre mâchoire,
Cela ferait des histoires…
La place de l’Opéra
Me semble plus profitable.
Ton instrument délectable
D’autant la magnifiera. »

Un franc-maçon dit : « Bagasse !
On peut la mettre à la place
Du Sacré-Cœur, au besoin.
Qu’en penses-tu ?… De manière
Que les jours de grande première
Chacun la verra de loin. »

« Qu’est-ce qu’une guillotine ?
Dit d’une voix féminine,
Un jacobin véhément -
Il en faudrait au moins une
Sous le soleil et la lune
Dans chaque arrondissement… »

Ces messieurs délibérèrent.
D’autres avis se croisèrent,
Mais aucun ne prévalut.
Deibler commençait à croire
Qu’ils se fichaient de sa poire,
Quand le président conclut :

« Ton instrument, mon compère,
Sort un peu de notre sphère ;
Quant à son emplacement,
Le choix dernier en incombe
A Son Excellence Combes,
Le chef du gouvernement… »


Dès que le premier ministre
Vit chez lui l’homme sinistre,
Il lui dit : « Mon cher Deibler,
De sa voix la plus amène,
Je sais bien ce qui t’amène,
Mais tu commets un impair.

Quelle est la fin, je te prie,
De ta coupable industrie ?
C’est de massacrer, pas vrai ?
Eh bien, c’est kif-kif la guerre ;
Pour moi, je n’y entends guère.
Il faut aller chez André. »

Il y fut. Ce soldat bistre
Lui dit : « Mets sur ton registre
Qu’on ne guillotine pas
Dans l’armée. On vous fusille,
Et ça se passe en famille…
Va voir Roujon de ce pas.

Toute chose de haut style
Propre à décorer la Ville,
A rendre Paris flambard,
Ne tombe pas sous ma garde ;
Cela bien plutôt regarde
Le directeur des Beaux-Arts. »


Notre héros sans malice
Reprit ses bois de justice
Et les porta chez Roujon :
« J’en ferais bien quelque chose,
Dit ce directeur tout rose,
S’ils étaient de jean Goujon… »

Puis il ajouta : « J’y pense,
Sans plus te mettre en dépense
Il me semblerait assez
Légitime, en quelque sorte…
De consulter la cohorte
Des premiers intéressés… »

Voilà Deibler qui débarque
Chez un assassin de marque
Qui déclare subito
N’avoir pas de préférence,
En une telle occurrence.
- On n’est pas des aristos ?

Lors, en désespoir de cause,
Le pauvre homme, tout morose,
Rendit son meuble à Loubet,
Lequel mit cette antiquaille
Avec la vieille ferraille,
A l’Hôtel Carnavalet.


Raoul Ponchon
le Journal
01 12 1902
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