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LA GRANDE CROISADE
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Après divers pamphlets ou articles publiés tout au long de l'année 1886, les travaux de la tour Eiffel avaient à peine commencé que paraît, le 14 février 1887, la protestation des Artistes. *
Or, l’an de grâce mil huit cent quatre-vingt-six,
Grévy régnant après Charlemagne et Clovis,
O mes aïeux ! sur la France et sur la Navarre,
L’ingénieur Eiffel, plein d’une audace rare,
Poussé par on ne sait quels ignobles démons,
Construisit une tour qui dépassait les monts
Les plus hauts, une tour de Babel, gigantesque,
De sa tête cognant le ciel… eh, mon Dieu ! presque !
Son ombre s’étendait jusques aux bords du Nil,
Et Paris, à côté, semblait un grain de mil.
Pour atteindre au sommet, ô mortel éphémère,
Il eut fallu partir dès le sein de la mère,
Et tel eut essayé, s’y prenant tout ainsi,
Qu’il fut arrivé mort ou tout au moins blanchi.
Dieu lui-même, jamais, cette riche nature,
N’aurait imaginé si haute architecture ;
Bref, c’était une tour très grande en vérité,
Pleine d’une tranquille et simple majesté,
Qui pouvait bien avoir trois cent cinquante mètres.
Or, voici qu’un beau jour, un tas d’hommes de lettres,
D’égoutiers, d’avocats, d’hommes troncs, de savants,
- Pétales détachés de la rose des vents -
Soufflèrent tout à coup : l’un jure, l’autre sacre ;
Celui-ci dans ses mains agite le massacre ;
De rage celui-là ne se tient pas debout ;
Car il parait que cette tour pyramidale
Est un outrage à l’art, aux mœurs, à la morale.
Muse, dis-moi les noms de ces vaillants guerriers
Qui cueillirent en un seul jour tant de lauriers.
En tête Meissonnier, une barbe qui marche,
Marchait, un peu petit pour faire un patriarche :
Et puis se déployait en tirailleur Bonnat,
Sinistre comme ces cauchemars que l'on a ;
Suivaient SullyPrudhomme, avec François Coppée
Qui de l'humble épicier va chantant l'épopée ;
Charles Garnier, celui qui jadis opéra
La timbale Bontoux de la Grande-Opéra ;
Old England ; Géraudel ; Bornibus, sa moutarde ;
Comettant qui crachotte et Bornier qui renarde ;
Le gros Sarcey, hyppopotamesque pâcha
Qui n'aime pas les fins tendrons, non, c'est le chat !
Ils y sont tous, vous-dis-je, et bien d'autres encore :
Car voici Maizeroi, la grâce qui s'ignore ;
Le bataillon sacré des Delpits, des Ohnets,
Des ducs d'En-face avec des princes polonais ;
C'est encor Bouguereau, la Perfection-Même,
Suivi d'un copurchic qui parle Loucherbème,
Et plus loin, souillant l'air où jadis vola Puck,
Des Meurice parlant le plus pur volapük
Près de Juifs portugais qui viennent de l'Asie ;
Voici des contempteurs de toute poésie,
De grêles Déroulède et de poussifs Trublots,
Des bas-bleus mal tirés, d'enroués camelots...
Que sais-je ?... C'est aussi des poètes lyriques,
De hardis enfonceurs d'ouvertes Amériques ;
Derrière Gallifet se cambre Carolus,
Et près de la Goulue, Original Paulus.
Je ne parlerai pas des hommes politiques,
Et je laisserai là les Eminents Critiques.
Ne vous en allez pas, lecteur, c'est pas fini,
Car le nombre de ces vaillants est infini.
Mais quand je serais même un grand fleuve qui coule,
Je ne pourrais jamais charrier cette foule ;
Quand je serais doué de cent bouches encor,
Je ne saurais les nombrer tous : confiteor !
Muse, dis-moi Besson, Libert et Gavardie,
Dont il sied de louer la parole hardie ;
Dis-moi le grand Français, perceur de Panamas,
Et le fils chevelu d'Alexandre Dumas ;
Dis-moi, car c'est en vain que tu me le dérobes,
Le bon Pasteur paissant son troupeau de microbes ;
Cherbuliez, le grand Suisse, et cet autre, Edouard Rod,
Inconsolable de ne pas rimer à Job ;
Et l'antique Chevreul, les cheveux en tempête,
Tels qu'on croit un punch blanc qui flambe sur sa tête ;
Monsieur Gounod donnant à Massenet le sein ;
Taylor qui dans le tas y perd son assassin ;
Orateurs et savants, écrivains et poètes,
Pascaux et Bossuets, Gambettas et Goètes,
Le rouge Maupassant, Zola, pareil aux dieux,
Dont quelques gais romans sentent un peu les lieux ;
De Goncourt retrouvant des pages conservées ;
Et Wolf, tas monstrueux d'apostumes crevées ;
Et le petit Daudet, sous-bâtard de Zola,
Que le fiel teint en vert comme un gorgonzola ;
Quelques déliquescents, autant de symboliques,
Qui devant un bon vert sont tordus de coliques ;
Le Colosse de Sousse et la belle Fatma ;
La maréchale Booth avec le grand Lama,
Deux affamés Succis. Trois ministres d'une heure,
Quatre schopenaueriens hurlant : à la malheure !
Pertuiset, qui détruit des lions de sa main
Que Bidel et Pezon vous dompteront demain ;
Ignotus, le puissant écrivain, fier Sicambre
Qui mêle à sa guimauve un soupçon de gingembre ;
Et le petit bombé qu'on nomme Albert Milland,
Qui laisse loin de lui la Vénus de Milo.
Voici le bataillon des lapins à deux têtes,
Des poissons monstrueux, moitié chair, tout arêtes :
Chivot dit : ô Duru ! Prével dit : ô Toché !
Notre avant dernier four n'était pas mal torché ;
Et Toché dit à Blum : Qu'en penses-tu Shakespeare ?
Tout ce que l'écriture a de mal et de pire :
Vast, qui, si Ricouard pince un rhume personnel,
Se gorge aussitôt de pastilles Géraudel.
Arrêtons-nous, ma Muse, et viens-t'en prendre un verre,
Car de les nommer tous vraiment je désespère !
... J'oubliais le troupeau de parfaits gentlemans :
Les Rothschild, les Arthur Meyer, Lévys et Khans,
Délicieux marchands de cartes transparentes,
Dont ils se font au moins cent mille écus de rentes.
J'oubliais les Doucets, Paillerons et Sardous
Qui passant du plaisant au sévère, et du doux
Au grave, sans visible effort et sans ratures,
Aux Saumaises futurs préparent des tortures :
Et le mafflu Blowitz, et Wolf, sombre Abélard
Déjà nommé ; Mendès, cette lune de l'Art,
Narcisse qui se mire au cristal des cuvettes ;
Enfin tous les marchands fameux de ponn' lorgnettes.
Sachez que chacun marche en gueulant tant qu'il peut !
Dieu le veut ! Dieu le veut ! Dieu le veut ! Dieu le veut !
quand ils furent devant la demeure coupable
Où l'odieux Eiffel tient son lit et sa table,
Ils s'arrêtèrent tous d'un mouvement subit,
Entonnant le grand choeur des croisés : Sur le Bi !
Alors on délégua le petit patriarche,
Et puis l'on attendit comme Noé dans l'Arche.
Eiffel était chez lui, ne se doutant de rien.
En voyant Meissonnier, il dit : - Vous allez bien ?
- Très bien, dit celui-ci - vous m'en voyez fort aise ;
Quel bon vent vous amène ?... Adoptez cette chaise.
... Alors le délégué barbu s'y laissa choir,
Et voici comme il tint à peu près le crachoir :
" Nous, les représentants de la Gloire française,
Du bon goût, du bon sens, de la sainte Cimaise ;
Nous, les ténors du Beau, du Vrai les barytons ;
Bref, nous les conducteurs des esprits, protestons
An nom de la nature et de l'architecture,
An nom de la peinture, au nom de la sculture,
De la littérature et la législature,
Et généralement de toute en chose en ture,
Contre ton monument impie, injurieux
Pour les chefs-d'oeuvre d'art laissés par nos aïeux ;
Cette tour de malheur, odieuse et barbare,
Dont la tête est aux cieux, les pieds dans le Ténare ;
Que l'Amérique même, Eiffel, tu la connais,
Consentirait à peine à mettre aux cabinets.
Tu n'as donc pas songé, dans ta rage incivile,
Qu'à l'aspect de ta tour rougit l'Hotel-de-Ville ?
Et que tu vas flétrir l'auguste floraison
De pierres, merveilleuses à perdre la raison,
Où l'âme de Paris et palpite et tressaille
Au point qu'on le prendrait pour un petit Versailles ?
Que tu vas éreinter Notre-Dame et ses tours,
Que n'ont pu déchirer les siècles - ces vautours -
Et le trocadéro, gâteau qui participe
Du roman, du gothique et du Louis-Philippe ?
Sache, Eiffel, qur tu vas noyer le Panthéon
Qui déjà de son poids accable l'Odéon ;
Que l'Odéon lui-même, où s'amuse ma bonne,
Ecrase bien assez la suave Sorbonne ;
Sache que l'Opéra, pour de bonnes raisons,
Disparait tout entier derrière les maisons ;
Que l'Obélisque, aux pieds du grand Arc-de-Triomphe
A l'air, tout simplement, d'un piètre monogomphe.
Sais-tu bien seulement, misérable bandit,
A ce que deviendrait la chose à Bartholdi ?
Eh quoi ! la porte Saint-Denis n'est pas finie
Que tu veux déjà la couvrir d'ignominie !
Et je parlerai même, espèce de crétin,
Que tu n'admires pas la porte Saint-Martin ?
Sache au moins respecter la vieille tour Saint-Jacques,
Pour qu'on ait sous la main au moins la rime à Pâques,
Que j'astiquai jadis, lorsque j'étais soldat !...
J'ai dit. Et maintenant, songe, mon petit père,
Avant demain matin, à ce que tu dois faire ;
Moi, dussé-je porter ma tête à l'échafaud,
Je briserai la tour de mes mains, s'il le faut !"
C'est ainsi que coula ce fleuve d'éloquence?
Eiffel, qui somnola pendant cette séance,
N'entendant plus parler, se redressa soudain :
- Vous m'avez vivement ému, dit-il, mâtin !
Allons ! à vous revoir ; je vais vous faire lampe,
Car c'est déjà la nuit. Surtout, prenez la rampe.
Puis, il rentra chez lui, les esprits résolus.
Le lendemain sa tour eut cent mètres de plus.
RAOUL PONCHON
le Courrier Français
20 fév. 1887
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