13 sept. 2007

Un admirateur suisse de Ponchon
Raoul Ponchon, que Moréas appelait justement « un véritable grand poète », mourut à Paris un an avant d’avoir atteint « les nonnantes ». Victime d’une chute, s’étant brisé le col du fémur, il ne s’en remit pas et il est mort à l’hôpital comme Verlaine. Avec lui disparut un des derniers bohèmes – peut-être le dernier – fidèles au Quartier latin, où il était l’habitué d’un café du Boul’Mich’.
En 1924, il avait été élu membre de l’Académie Goncourt. Le voici dépeint par son biographe, M. Marcel Coulon, aux environs de 1885 :


« Chevelu comme un pifferaro, luisant comme un casque bien fourbi, trapu et barbu comme un kobold, gras comme une loche, rond et élastic comm’balle, mauvaise tête ainsi que la soupe au lait et aussi bon cœur que le bon pain ; un pied dans les ateliers d’avant-garde, un autre dans les cénacles, les yeux dans l’azur, les lèvres au piot, les dents sur sa Gambier à la mouche * et le derrière vissé à la banquette des cafés quand il ne s’est pas emmené à la campagne – voilà le Ponchon de la période héroïque. » Cette chevelure de pifferaro, depuis, servit d’enjeu dans un pari littéraire. Ponchon perdit, livra sa tignasse aux ciseaux du coiffeur. Elle ne repoussa jamais. Le « Conseil falot » de Verlaine : Bois pour oublier, publié en 1886, fait illusion à ce désastre à la Samson.

Ponchon ne laisse en librairie qu’un seul volume de vers, édité en 1920 :
La muse au cabaret.
Mais, des vers, il en a écrit 150.000 ; soit 20.000 de plus que Victor Hugo,
65.000 de plus que Ronsard, 110.000 de plus que Marot.
Non que les éditeurs se soient désintéressés de ses productions. Mais chez lui, flâneur impénitent, célibataire irréductible, rêveur farouchement épris de liberté et de beauté, c’était simplement paisible indifférence. Il estimait que la postérité se passerait de ses vers et ne s’en porterait pas plus mal. Nul plus que lui ne méprisa la gloire. Il écrivait pour se faire plaisir, à lui, Raoul Ponchon, pour défendre et louer ses amis, et pour exprimer ses raisons d’aimer les bonnes choses qu’offre la vie, le vin singulièrement.

O vin suave et salutaire,
C’est toi qui fleuris mes chansons,
Délicate fleur de la terre,
O Vin, ô rose des buissons !

Rubis succulent, chair vivante,
Joie et vanité de mes yeux,
Ma raison n’ est que ta servante,
Sagesse éternelle des cieux.

Bien que contenant des vers d’inspiration variée, où chatoie le lyrisme verveux, solide, joyeux de cet authentique poète gaulois, La muse au cabaret a accrédité la légende d’un Ponchon ivrogne, contre laquelle s’élevèrent ses amis. « Jamais Ponchon n’abdiqua sa dignité d’homme, comme le pauvre Lélian*, a écrit l’un d’eux. S’il a fréquenté les cafés, ce serait plutôt à la manière de Courteline. Au café, salon des artistes désargentés, tiède l’hiver, frais l’été, on retrouve les amis qu’on ne retrouverait point ailleurs. » Et puis, comme l’a dit Léon Daudet : « Pas plus qu’une fausse pièce, un faux talent n’a cours au café. Le café défait les gloires d’antichambres et de salons. » La gloire qu’il a dédaignée de son vivant, la postérité la donnera à Ponchon.

Sa Muse au cabaret n’est qu’un infime canton dans son œuvre immense. Nul ne fut plus varié, plus étonnant jongleur de mots et de rimes (après Hugo qui demeure le maître dans ce domaine), meilleur connaisseur des ressources de la langue française que Ponchon. On peut s’en rendre compte déjà, partiellement, avant que ses vers dispersés dans les journaux soient réunis en un volume, en lisant les deux ouvrages de M. Marcel Coulon. On y trouve cités plusieurs poèmes inédits, d’une variété inestimable. Sur les fleurs qu’il adorait, Ponchon a écrit un poème exquis. En voici un quatrain :

Je tiens les fleurs, moi, pour surnaturelles ;
Je ne saurais, sans les fleurs, être heureux.
Et mon regard, comme un chat amoureux
Va les lécher et se frotter contre elles.


Les Suisses auraient une raison sérieuse de n’aimer point La muse au cabaret : Ponchon y a dit du mal du vin suisse.

Il est lunaire, sépulcral,
Et de dégustation brève ;
Aussi vague que l’amiral
Croisant sur le lac de Genève.

Mais, outre que les deux poèmes sur le Vin suisse débordent de verve et de drôlerie, et qu’après tout l’estomac de Ponchon était libre de préférer le Bourgogne au Féchy, il y aurait mauvaise grâce et délit d’injustice à déprécier un poète pour des raisons de nationalisme vinicole. Ce sont là satires de cabaret, dont il est honnête de rire.


Edouard Martinet
« PRINCES DES LETTRES »
Genève, 1945

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