14 sept. 2007

NOCTURNE

Quand on ne peut pas dormir dans un quartier,
on va dans un autre.
(Sagesse des nations)


Dès que les poules sont couchées
C’est à Montmartre au bruit d’enfer,
Mille musiques enragées
S’éveillent, estropiant l’air.


C’est ça la foire de Montmartre,
Et, – dit Pécuchet ou Bouvard –
« Elle ronge comme une dartre,
O Clichy, tout ton boulevard. »

Les riverains de cette foire,
Gens honnêtes pour la plupart,
Ne peuvent dormir, il faut croire,
Parmi cet effrayant chambard.

Et de fait, ce sont des trompettes,
Des casseroles, des tambours
A faire pâlir les tempêtes,
A rendre encore plus sourds les sourds.

Dans le sein des ménageries
On entend les lions rugir,
Et l’orgue ivre de barbaries,
Aboyer partout et mugir.


Des instruments de toutes tailles
Font un bruit qui tient le milieu
Entre le fracas des batailles
Et puis le tonnerre de Dieu.

Mon Dieu, disons-le sans emphase,
Bonnes gens, pour dormir ici
Ca n’est pas une bonne occase :
Vous vous couchez trop tôt, aussi !

Allez user nos promenades,
Qui diable vous force à rester
Chez vous, seriez-vous donc malades ?
Allez plus loin manifester.

Ceux-là dont la vie est correcte
Ne sortent que quand le gaz luit ;
Parisien qui se respecte
Ne rentre que passé minuit.

Il faudrait, soit dit sans reproche
Que vous n’ayez pas, sapristi,
Cent mille francs dans votre poche
Pour n’aller point ouïr la Patti. **


Vous pouvez encore aller boire
Ou vous faire lanlaire, mais
Laissez ces forains à leur foire,
Ou soyez maudits à jamais.

Votre ingratitude me navre,
Vous que le bruit semble étonner,
Montmartrois qui tenez du Havre
L’art de dormir après dîner.

O gens cuirassés d’injustice,
Rappelez-vous que ces forains
Vous bourrèrent de pain d’épice
Jadis, quand vous étiez gamins.

Dites-vous, bourgeois irascibles
Qu’ils vous montrèrent leurs Fatmas,
Que vous tirâtes à leurs cibles,
Que vous grimpâtes à leurs mâts,

Ces forains, par ma propre gorge,
Vous ont initié je crois
Aux mystères du sucre d’orge,
Aux splendeurs des chevaux de bois.

Et bien, voyez, ce sont les mêmes
Chevaux de bois, mêmes joujoux,
Ils ont résolu le problème
De ne pas vieillir comme vous.

Voici les mêmes citoyennes
De Suresnes ou de Bagnolet,
Qui jouent les belles Arlésiennes
Dont vous tatâtes le mollet.

C’ est Marseille, et c’est Cocherie, **
Avec son spectacle à l’instar,
C’est toujours la même féerie,
Ce le sera même plus tard.
*

Près de Bidel l’incomparable
Est l’inimitable Pezon **
Qui rajeunit, c’est incroyable
A chaque retour de saison.

Je propose qu’on vous décore,
O forains, loin de vous chasser,
C’est vous qui faites croire qu’encore
C’est le moment de s’amuser.

A Montmartre, allez, faites rage
Depuis le soir jusqu’au matin,
Que m’importe votre tapage ?
Je demeure au quartier Latin.

RAOUL PONCHON



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