15 sept. 2007

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LES POUMONS et le reste…
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Or, un jour, les poumons lui semblant inutiles,
Le corps les laissa là, puis s’en fut par les villes ;
Les jambes d’un côté, les bras de l’autre, l’œil
Droit alla voir Béziers et le gauche Argenteuil ;
Le bassin tortilla des hanches en Espagne,
Le nez prit le train pour renifler la campagne,
Le gosier, au Rat Mort, tout seul vint se griser
Et les cheveux, à part, se menèrent friser.
Le cœur fit le trottoir boulevard Poissonnière,
Mais l’on perdit bientôt la piste du derrière.
Enfin, selon ses goûts - vous pouvez bien penser, -
Chacun fit, comme on dit, la noce à tout casser.
Le doigt de Dieu veillait, qui mit fin à l’orgie,
L’estomac ne put plus supporter l’eau rougie,
Et le gosier rendit tout ce qu’il avait bu ;
Les yeux étaient miteux, le dos était fourbu :
- On n’avait jamais vu de misère pareille -
L’affreuse surdité pendait à chaque oreille,
Le nez lui-même était enrhumé du cerveau.

Le derrière était pâle : on aurait dit du veau;
Le cœur avait sombré dans de ternes alcôves
Et les cheveux frisés virent qu’ils étaient chauves.
Les deux bras semblaient des manches de pardessus,
Le ventre s’effondrait, les pieds marchaient dessus ;
Bref, pour parler ici sans la moindre hyperbole,
Messire Jean Chouart
*attrapa la vérole.
- Alors, vers les poumons, tous revinrent contrits
Comme des lavements qu’un renard aurait pris,
Et suintant la mort par tout leur épiderme.
« Nous n’étions vous et moi que de simples crétins
En voulant nous passer des poumons, c’est certain !
Sans les poumons le corps n’est plus qu’un fantôme ivre,
Il ne se vendrait pas plus de deux liards
* la livre.



Vous vîtes vivre un corps sans jambes bien des fois ;
On connaît l’Invalide à la tête de bois,
L’homme-tronc ; mais, Messieurs, malgré que tout arrive
Citez-moi l’un de nous qui sans les poumons vive.
Sans eux, vous ne pouvez, yeux, voir ; tripoter, mains ;
Vous, jambes de malheur, arpenter les chemins ;
Vous les dents, mastiquer ; toi, profond gosier, boire ;
Bras, travailler ; cervelle, avoir de la mémoire ;
Front, rougir ; nez, sentir ; pieds, être dégourdis ;
Vous, oreilles, ouïr les choses que je dis ;
Mo-même, j’aurais beau surmener ma luette,
Je n’en serais pas moins, sans les poumons, muette,
Mais de plus longs discours me semblent superflus,
Vous voyez que déjà ma langue n’en peut plus :
Vivons donc avec les poumons, que vous en semble ?
Comme des gens bien nés contraints à vivre ensemble.
« Sans eux, a dit aussi le grand Napoléon
Tu n’entreras jamais dans mon beau Panthéon. »


On accueillit des mieux ce laïus profitable
Tout le monde rentra dans l’ordre profitable.
Ce fut pour les poumons un tas de petits soins ;
Le derrière zélé pourvut à leurs besoins,
Le cœur leur adressa quelques phrases polies,
Et pour que jamais plus ils n’aient de maladies,
Les jambes aussitôt d’un fraternel jarret
Les menèrent dîner dans un bon cabaret.



R. PONCHON
Muse vagabonde
1887




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