15 sept. 2007

.
.
LES COEURS DU RESTO


« En bouleversant la société française, la tourmente révolutionnaire a modifié considérablement certaines données de la pratique gastronomique en France. Ainsi, les chefs, jadis au service des maisons aristocratiques, se trouvent-ils, quasiment du jour au lendemain, au chômage. Certains choisissent l'exil, d'autres, entrent au service de la grande bourgeoisie parisienne, d'autres, enfin, ouvrent des restaurants. Ouvrons là une parenthèse car le restaurant tel que nous l'entendons est relativement récent. Le mot restaurant désigna jusqu'au XVIIIème siècle un bouillon fortifiant, "restaurant", et celui qui voulait se sustenter n'avait le choix qu'entre des tavernes peu engageantes (l'on y buvait plus que l'on y mangeait), ou l'achat de quelque nourriture toute prête chez un traiteur. Quant aux tables d'hôtes, qui entassaient à la même table une douzaine d'affamés se bagarrant pour arracher un morceau et qui n'offraient que promiscuité et mauvaise cuisine, elles étaient fréquentées par des employés quelque peu désargentés, des étudiants, des artistes. Le premier à avoir utilisé l'appellation de restaurant fut un certain monsieur Boulanger. Après avoir bataillé juridiquement contre les traiteurs soucieux de préserver leur privilège sur la préparation de plats chauds, Boulanger reçut, en 1765, l'autorisation de poursuivre son activité. Diderot fut un de ses clients les plus illustres. A partir de cette époque, les restaurants se multiplièrent avec un éclatant succès : en 1782 Beauvilliers, en 1786 les Frères Provençaux qui introduisirent la cuisine régionale à Paris, en 1788 le Petit Véfour, en 1790 Véry, où Fragonard mourut en mangeant une glace, etc... Il est vrai que les avantages ne manquaient pas pour le client, le menu était à prix fixe, on y mangeait délicieusement, à son rythme, avec, à sa table, une compagnie que l'on avait choisie. La reconversion des maître-queux des maisons aristocratiques accéléra cette tendance et contribua à une large diffusion de la grande cuisine telle qu'elle était pratiquée dans ce milieu. »
Hélas ! A la fin de ce satané XIXème siècle…
Que sont ces merveilleux « restaurants à prix fixe » devenus ?
Laissons à Ponchon le soin de nous dresser l’état des lieux.

TERRAINS VAGUES

Les restaurants à prix fixes sont les terrains vagues de la cuisine.

Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate


Quand vous vous en allez, rêvant
Sur le trottoir, le nez au vent,
Une odeur atroce souvent
Vous assassine ;
C’est l’haleine des restaurants
A prix fixe, mal-odorants,
Les terrains vagues et navrants
De la cuisine.

Dehors, leurs souffles scélérats
Attirent les chiens et les rats,
Déterminent des choléras,
Pourrissent l’arbre
De nos boulevards. Je prétends
Que ces effluves dégoûtants
Massacreraient avec le temps
Même le marbre.

Or, vous vous dites : Dieu merci !
Personne ne fréquente ici.
Hélas ! pauvre de moi ! mais si-
Veuillez m’en croire :
Je vins moi-même en ces séjours,
Aux plus beaux jours de mes amours
Ainsi qu’aux plus malheureux jours
De mon histoire.

Au fond de ces antres malsains
Grouillent des êtres par essaims ;
Sont-ce des têtards ou des saints ?
Sont-ce des larves ?
Leurs yeux seuls ainsi que des noix
Giclent de leurs sombres minois.
Seraient-ce des magots chinois
Ou des Algarves ?

Non, les Algarves sont plus gais
Puisque ce sont des Portugais.
Les Chinois sont bien mieux fringués.
Alors, qui sont-ce ?
- Mon Dieu ! c’est peut-être, - savoir ?
Des gens qui mangent par devoir
Et qui sont là pour décevoir
Comme une annonce.

Entrez chez ces pestiférés
Vous qui n’êtes pas timorés
Et bientôt vous distinguerez
Des nez, des bouches
Et des mâchoires de requins
Qui se ruent sur des arlequins
Comme feraient des mannequins
Ivres, farouches.

Car les gueux ont l’air de manger ?
Ont-ils un salaire léger
Afin d’allumer l’étranger ?
C’est bien possible ;
Il ne vole pas son argent,
En tout cas, ce pauvre indigent
Qui se dévoue et va mangeant
L’incomestible !

La nourriture qu’on lui sert,
Du hors-d’œuvre jusqu’au dessert,
C’est de la mousse en le désert,
C’est une manne
Illusoire, sans au-delà,
C’est comme un dîner de gala !
C’est un grain de millet à la
Gueule d’un âne !

C’est un vain rêve du matin,
C’est quelque chose d’incertain,
De flou, de vague, de lointain,
D’insaisissable,
Quelque chose si tu le veux bien
Comme le fantôme de rien,
Comme un mirage aérien
Des mers de sable,

Bifteck maintes fois refusé,
Veau sans burnes, poulet usé,
Gigot depuis longtemps sucé,
Rosbif exsangue ;
Le pain a des antécédents
Déplorables – pleins d’accidents –
Quant au vin il n’a de nom dans
Aucune langue.

Petits employés et rapins,
Que voilà donc des mets mal peints !
Vous voyez bien que les lapins
Ont plusieurs têtes ?
Comme l’on dit dans les chansons,
Vous voyez bien, pauvres garçons,
Qu’on ne trouve dans les poissons
Que des arêtes.

Dites, par le diable cornu !
D’où vient ce ragoût inconnu ?
Ces viandes ont appartenu
A quelle faune ?
Non, à quelle flore plutôt.
Elles sont en chair de bateau
Elles saignent sous le couteau
Comme un bois d’aulne !

Ah ! parbleu ! n’analysons pas
Ce que l’on mange à ces repas,
Nous ne pourrions jusqu’au trépas
Manger ni boire.
Le célèbre Nimporteki
Dont le goût est un fait acquit
Dit-il pas : Heureux les mets
Qui n’ont pas d’histoire !

Or, ceux-ci, pauvres gens, en ont ;
Et depuis l’auberge en renom
Ils ont changé trois fois de nom.
Tout se regratte :
Voyez donc le Rembrandt du Pecq ;
Ce filet-là fut un bifteck ;
Et ce bifteck fut fait avec
Une savate ;

A Paris, vous le savez bien,
On fait du bœuf avec du chien
Et des légumes avec rien ;
De la vinasse
Avec du bran et du carmin,
Tout ce qui tombe sous la main,
Ce qu’on trouve sur le chemin
De Montparnasse…

Vous donc qui par la faim pressés,
Entrez ici, les insensés,
Laissez à la porte, laissez
Toute espérance !
Là, tout sent l’aigre et le graillon,
Tout est sale comme un souillon,
Tout cuit dans le même bouillon
Infect et rance ;

Et sachez bien que là-dedans,
Jeunes estomacs de vingt ans,
Fauves soifs, appétits ardents
Que la faim mine,
Aussi bien l’hiver que l’été
Il y règne un air empesté,
Et que c’est l’antre incontesté
De la Famine ;

Plutôt qu’aller dans ces milieux,
Pour ne pas dire dans ces lieux,
Sachez encor qu’il vaut bien mieux
Aller, pardine,
Sur la grand’route butiner
Que de venir ici jeûner ;
Car celui qui vient y dîner
Jamais n’y dîne.

Car tous les déchets des repas
S’y remangent. Car ici-bas,
Pauvres mortels, il ne faut pas
Que rien se perde,
Et que la mouche seulement
Peut vivre de cet excrément
Et c’est tout naturellement
La mouche à merde.

RAOUL PONCHON



Aucun commentaire: