16 sept. 2007

LA TULIPE...
Offrons à Ponchon, qui aimait tant les fleurs, ce texte qu'il eût probablement apprécié s'il avait eu le loisir de le lire. Il est l'oeuvre d' Eric Chevillard, né comme Ponchon d'ailleurs à La Roche-sur-Yon. Nous tenons à remercier Eric Chevillard de nous avoir si gentiment autorisé à reproduire son texte ici.
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« La tulipe, quand elle n’a plus qu’un pétale, fait une fort belle cuillère à soupe extrêmement peu commode, en revanche, car la tige devenue manche demeure souple, trop souple. Et puis, si les cinq premiers pétales ont chu, ce n’est pas par hasard, il y a donc tout lieu de craindre que le dernier ne puisse longtemps encore s’accrocher ainsi, à plus forte raison si on l’emplit de potage onctueux, ou même d’un léger bouillon. Alors en effet il cède à son tour, se détache, et flotte dans la soupière, puis chavire et sombre – première déconvenue. Il serait peut-être temps de réagir et de remédier à cet état de fait navrant en imaginant un système adapté d’attelle ou de tuteur : il suffirait de ficeler à cette baguette la tige de la tulipe tout en renforçant l’attache du pétale au moyen d’un petit clou ou d’un point de colle. Notre homme voit mal ce qui l’en empêcherait (il s’étonne surtout que personne avant lui jamais n’y ait songé).
Ceci réglé, enfin, le souci se reporte sur le pétale lui-même, certes assez fort pour contenir sa mesure de soupe claire ou de velouté, mais trop fragile et tendre pour supporter le poids d’un morceau de pomme de terre ou de navet, d’autant que l’immersion répétée du limbe insuffisamment armé de fibres dans un liquide chaud, voire brûlant, accélère son inéluctable flétrissure, car comment éviter celle-ci, hors même ces conditions défavorables ? On ne coupe pas une fleur sans dégât, aussitôt le monde meurt.


Premières pages du roman d’Eric Chevillard,
« Les absences du capitaine Cook »
2001 Les éditions de Minuit

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