14 sept. 2007

.
.
L’ASSISTANCE PUBLIQUE

Dernièrement un famélique
Fut à l’Assistance publique
Demander un morceau de pain.
On lui tint le suivant jaspin :

« Allons, encore une fripouille !
Ah bien, vous n’avez pas la trouille !
Vous venez ici pour manger ?...
Vous êtes au moins le trentième,
Depuis ce matin…tous les mêmes !...
Faut qu’ils viennent nous déranger
Comme on va chez le boulanger.
Ils croient que l’Assistance est riche,
La Pauvre ! Riche ? Je t’en fiche !
Elle a beaucoup même – entre nous –
De peine à joindre les deux bouts.
C’est encore ces journalistes
Qui font courir ce bruit…fumistes,
Va !...Du pain ! vous voulez du pain ?
Je n’en ai pas sur moi…Enfin,
Je veux bien adresser par voie
(Tiens, où donc est ma plume d’oie ?...)
Hiérarchique au Directeur
Votre demande…Riche ! erreur.
L’Assistance a des frais immenses :
Son gros loyer, ses assurances…
Son gaz, ses becs Auer *, ses eaux…
Son tabac (pardon), ses impôts…
Les appointements formidables
De se employés innombrables…
De ses chefs de division,
Ses sous-chefs qui sont légion,
Ses inspecteurs, ses secrétaires…
De tous ceux qui n’ont rien à faire…
Et comptez-vous donc pour zéro
Les fournitures de bureau ?
C’est effrayant, quand on y pense,
Ce que ça fait de la dépense :
Songe, triste et malheureux pied,
A ce qu’il nous faut de papier
De toute sorte, d’encriers
Et d’encre ! C’est par hectolitres
Chez nous, l’encre…Et que de pupitres !
De registres et de placards,
De grattoirs, de papiers buvards,
De plumes et de porte-plumes,
De pastille contre les rhumes…
De règles, gommes et crayons,
De canifs, poudres et cartons,
De sandaraques et de colles !
Que te dirai-je ?...de bricoles…
Des ficelles pour ficeler,
Des épingles pour épingler,
Ronds de cuir, manches en lustrine,
Des petits balais pour latrines,
Des lampes et des abat-jour
Des crachoirs pour cracher autour,
L’hiver !...du bois, des allumettes,
Des plumeaux, pelles et pincettes,
Que sais-je ? des presse-papiers,
Des chandelières pour nos pieds,
Des savons et des manuterges,
Et les étrennes du concierge !...
Si bien, quoi qu’en disent les gens,
Que c’est nous les vrais indigents.
En ce moment tu ne te doutes
Pas du tout de ce que tu coûtes
A notre administration
En encre et papier, mon garçon,
Rien que pour faire ta demande.
Et ta surprise serait grande
Qui sait ? si j’allais en te disant
Que tu nous redois de l’argent. »


Raoul Ponchon
« Le Courrier français »
3 avril 1898
.
.

Aucun commentaire: