15 sept. 2007

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JUBILEZ, MADAME…

La cérémonie du jubilé de la reine Victoria * eut lieu le 21 juin 1887 in London.




Mon directeur, cette semaine,
Me fit aller un beau matin
Voir le Jubilé de la Reine,
Du côté du Quartier latin…

Quoi ! Vous n’allez pas, j’imagine
Sans l’avoir vu parler ? - Mais
Vous me parlez bien de la Chine,
Madame, y fûtes-vous jamais ?

J’arrivai par un temps splendide
De l’avis d’un Londonien,
Mais qui, fuligineux, livide,
Pour nous serait un temps de chien.

La foule était intarissable
Aux fenêtres et sur les toits,
Comme le sont les grains de sable
Ou bien les feuilles dans les bois ;

Ceux que la multitude attire
Et qui loupaient sur les trottoirs
Se volaient, cela va sans dire,
Pour tuer le temps, leurs mouchoirs.

Grâce à l’Anglais qui me protège
( les Anglais sont polis parfois )
Je pus voir le royal cortège,
Madame, comme je vous vois.


Parti de Buckingham-Palace
Il se déroutait lentement :
J’entendais ces mots : Place, place !
En anglais, naturellement.

Lorsque les premières voitures
Parurent, on dit : Les voilà !
Je vis d’étranges créatures
Noires, jaunes et chocolat ;

C’était comme la vaste flore
De quelque pays fabuleux,
Car j’aperçus des gens encore
Violets, verts, rouges et bleus.

Quelques-uns s’étaient pour la fête
Vêtus d’un anneau dans le nez ;
D’autres avaient mis sur leur tête
D’anciens casques abandonnés ;

C’étaient, près d’un empereur kurde,
Cettiwayo, le roi zoulou ;
Et près du Mahdi, cet absurde
Karamako de Tombouctou ;

Puis quelques vains amiraux suisses
Près d’un ténébreux roi de Siam ;
On voyait, tatoués aux cuisses,
Diverses tribus de Niam-Niam ;

Un tas de peuples qu’on ignore,
Des rajahs, des maharadjahs
De l’Inde, des rois de Lahore,
Des Khédives, des beys, des shahs,



Un quarteron d’hommes sandwiches,
Des jockeys et des bookmakers,
Cent mille pauvres pour trois riches,
Un lot important de machers,

Et, la mâchoire très mobile,
Ces fins habitués des cours
Qui sont toujours où l’on jubile :
Nos vieux Béni-bouffe-toujours.

Mais voici paraître la reine ;
Je l’avais rêvée autrement.
Quoi ! C’est là cette souveraine
Unique sous le firmament ?


Elle est laide, c’est un poème !
Autant que la soif et la faim.
- Yes, j’en suis épaté moi-même, -
Répondait mon Anglais. Enfin

Elle est nécessaire au cortège,
Sans elle point de jubilé. -
Allons, tant pire, lui disais-je,
Voyons la fin du défilé.

Ses héritiers, ses héritières
Suivaient donc - quatre cents enfants
Qui de leurs quatre cents derrières
Ornaient quatre cents éléphants ;

Puis des rois encor et des princes
Plus qu’en les livres j’en ai lu ;
Des nababs qui ne sont pas minces
Et des reines d’Honolulu ;

Enfin les dernières voitures
Faisaient un effrayant potin
Et renfermaient toutes les hures
Du Gotha, voire du Bottin.

De temps en temps, on peut m’en croire,
Etant du pays de Falstaff
La reine s’arrêtait pour boire :
Une reine a très souvent souaf.


Puis elle disait au lord-maire :
« Nous n’arriverons donc jamais ?
- Mais si, disait-il, ma commère,
Dans un instant, je vous promets. »

Enfin, après ce dur voyage
On parvint au but. Un prélat
Fit alors le discours d’usage
Qu’en substance, à peu près, voilà :

« Le rosbif… la pomme de terre…
Le brouillard, les jockeys… le spleen…
A bas la France… l’Angleterre
N’y a qu’elle! God save the queen ! »

La reine dit - très fatiguée : -
« Vous m’embêtez comme un rat mort,
Je n’ai pas l’humeur d’être gaie,
Que l’on me ramène à Windsor. »

Et puis, comme elle n’est pas bête,
Elle aura fait - je la connais -
Payer cette petite fête
Par ses polonais d’Irlandais.





Raoul Ponchon
Courrier Français
26 juin 1887







film plus ancien -1897

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