21 sept. 2007



Conte pour Noël
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d'après Schiller

Dès qu’il eut façonné le monde,
Dieu dit aux hommes à la ronde :
« Je vous le donne, prenez-le,
Il est à vous corps et surface.
Que voulez-vous, moi, que j’en fasse ?
J’aime beaucoup mieux mon ciel bleu.

La terre contient toutes choses ;
J’ai mis des chardons près des roses,
Il y en a pour tous les goûts :
Crimes bon teint, actes sublimes ;
Ceux-ci pourront gravir les cimes,
Ceux-là traîner dans les égouts.

Arrangez-vous, faites en sorte,
Ou que le diable vous emporte,
De partager adroitement
Le séné comme la rhubarbe... »
Là-dessus, cette vieille barbe
S’éclipsa dans son firmament.

Alors, sans tarder davantage,
Gens de tout poil et de tout âge,
A peine eut-il fini ces mots,
De tous les côtés se ruèrent
Et, je vous jure, s’en flanquèrent
Une ample bosse, les chameaux !

Chacun, selon son aptitude,
Et sans préalables études
Chopa ce qui lui convenait ;
Ainsi Sardou prit le théâtre,
Et le genre plutôt folâtre
Fut confisqué par Freycinet.
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Les juifs prirent les ponn’ lorgnettes,
Les aveugles des clarinettes
Pour se rattraper sur les sourds ;
Quant à l’art de raser les masses
Sans prendre garde à leurs grimaces,
Il fut adopté par Goncourt.

Enfin chacun prit quelque chose :
L’un cueillit une simple rose,
L’autre voulut le Panthéon.
Parfouru, d’ambition moindre,
Se contenta de se faire oindre
Directeur du vague Odéon.

Les ratichons vieux ou novices
Accaparèrent tous les vices,
Les magistrats moins dissolus
Choisirent les vertus massives
Et les qualités excessives,
Ce qui fait qu’on n’en trouve plus.

Les bons voleurs, d’une main leste,
La firent basse sur le reste
En donnant aux juges congé ;
Les assassins prirent…la fuite.
Ainsi de suite, ainsi de suite,
Si bien que tout fut partagé.

Chaque homme était propriétaire
De quelque chose sur la terre,
Dont il jouissait dans son coin.
Quand, tout à coup, voici paraître
Un tout à fait pitoyable être
Fourbu comme un qui vient de loin.

A voir sa tournure minable
On était pour le pauvre diable
Saisi d’une pitié sans fin.
Or toute chose ayant son maître,
Il ne savait pas où se mettre
Et crevait de soif et de faim.

« C’est fait de moi ! dit le Poète,
(Car ce gueux était le poète)
Maudit le jour où je suis né !
Seigneur de l’éternelle aurore !
A moi qui t’honore et t’adore
Pourquoi ne m’as-tu rien donné ?

« Hé ! Ma pauvre petite ordure,
Quelle triste mésaventure
Et que tu me vois confondu !
Mais, dis-moi, parle davantage,
Pendant que se fit le partage
Où étais-tu ? Que faisais-tu ? »

Messire et roi des « benoîts anges »,
Nuit et jour, chantant vos louanges
J’errais sous la voûte des cieux ;
J’écoutais vos divins orchestres,
Et dédaigneux des biens terrestres
Je vous cherchais partout des yeux.

« Toi ! Cher enfant ! Las ! Comment faire ?
Je n’ai plus rien à moi sur terre…
Mais… J’y pense… En mon paradis
Il règne un certain confortable,
Viens quand tu voudras à ma table,
Ton couvert sera toujours mis. »

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RAOUL PONCHON
le Courrier Français
27 déc. 1891
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