14 sept. 2007

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CONSPUONS CES MESSIEURS …
Très illustres gâteux, très précieux barbons,
En roulant des regards sévères
Pensez-vous empêcher que nous choquions nos verres
Contre les fesses des jambons ?

A votre aise buvez toute l’eau de la Bièvre,
Pour moi, je boirai, j’en ai peur,
Ce joli vin d’amour qui fait dans notre cœur
Galoper le sang comme un lièvre.

Dînez à votre choix, d’un air d’accordéon,
D’un banquet à l’Hôtel de Ville,
Ou bien allez encore, ainsi que dit Banville,
Manger du flan dans l’Odéon.* *

Je m’en bats l’œil, messieurs, et ma bouche friande,
N’en perdra pas un seul repas ;
Je m’en bats l’œil, vous dis-je, et m’en vais de ce pas
Manger quatre livres de viande.

Votre corps soit un lac où pour être à couvert
Se précipitera Gribouille ;*
Un étang de malheur où chante la grenouille
Verte parmi le cresson vert ;

Moi, je crois que le mien est d’une autre nature,
Plus vous jeûnez et plus j’ai faim ;
Si vous continuez, peut-être qu’à la fin
J’éclaterai de nourriture.

Mais de vos corps naîtra, les cieux m’en sont témoins,
Quelque salade incomestible ;
Et du mien au contraire, une rose indicible,
Un beau pissenlit pour le moins.

Parce que vous avez des estomacs de brême
Nous faut-il perdre l’appétit ?
Vivre d’eau de boudin et petit à petit
Adopter vos teints de carême ?


Parce que vous avez, cocus ambitieux,
Un gosier trois fois incapable,
Allons-nous remplacer le vin par l’eau coupable,
Le vin, cette gloire des cieux !

Le vin qui nous rend doux et forts, le vin qui chante
Comme un oiseau dans le gosier,
Le vin dont seulement se doivent méfier
Ceux-là de qui l’âme est méchante.

Le vin !...Je ne dis pas ça que l’on voit pleuvoir,
Et qui coule dans la Tamise,
Je dis le vin. Car l’eau, c’est nul, quoi qu’on en dise.
Il est facile de le voir :

L’eau n’est qu’un composé de deux mots fantastiques
– On me l’a jadis assuré –
Je ne sais plus lesquels, mais je demanderai
A quelqu’un de mes domestiques.

En tous cas cela fait un breuvage si vain,
Une chimie à ce point vaine,
Qu’un jour qu’il avait soif et qu’il était en veine
Jésus dut en faire du vin.

Peut-être croyez-vous que le soleil splendide
Rutile et chauffe comme un four
Uniquement pour que la terre cuise autour
Ainsi qu’une poule stupide ?

Que c’est pour éclairer de ses rayons coquets
Ces épouvantables marchandes
De Salut, d’un aspect tel que tu te demandes
Des femmes sont-ce, ou des paquets ?

Que c’est pour nous livrer à des transports funèbres
Qu’il nous réveille le matin ;
Et qu’il fait de la terre un radieux jardin
Et qu’il nous lave des ténèbres ?

N’est-ce pas bien plutôt pour mûrir nos raisins
Sur nos délicates collines ;
Pour les bourrer de sucre ainsi que de pralines,
A la barbe de nos voisins ?

N’est-ce point pour dorer les moissons opulentes,
Les fleurs suaves, les guérets,
Pour faire épanouir les robustes forêts,
Le tas harmonieux des plantes ?

Vous voyez bien. Donc, plus de discours superflus,
Laissez-moi tranquille, que diantre !
Je vais chanter une ode à la gloire du ventre
Si vous dites un mot de plus.





Raoul Ponchon
« Le Courrier français »
19 juin 1887




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