23 sept. 2007

.
.
.
POUSSET
.
à mon ami Capelle



Encore que la mort fauche
Sans se lasser de faucher
Un qui passe l’arme à gauche
Sans pourtant être gaucher.

Donc, tu dors ton dernier somme,
O brave père Pousset !
Jeune encore, car, en somme,
Cinquante ans ! qu’est-ce que c’est ?

Parbleu, je le vois encore
De tes tranquilles regards
Inspecter jusqu’à l’aurore
Ton régiment de pochards.

Du haut de ta barbe blanche
En vis-tu de ces demis
Fondre en nous, ma vieille branche,
Comme à travers des tamis!

Ah ! de ces pochards, sans doute,
Beaucoup sont déjà passés
Avant toi, mais, somme toute,
Il en reste bien assez.

Si de bonté tu te piques,
Muse, mets-moi quelques noms
Sur ces gueules sympathiques
Dignes de tes Parthénons…



Ce compagnon, à ma droite,
C’est Gallia radieux.
Cet autre, honneur de la boîte,
C’est Luitpold, pareil aux dieux,

Ici, le petit Lidoire
Et le Petit-Cœur :
Quand ils auront cessé de boire
Je serai mort de Langueur.

Plus loin, c’est Bi, l’intrépide
Suce-demis ; cré mâtin !
C’est effrayant ce qu’il vide
De demis, jusqu’au matin.

A côté, son vieux compère,
Le sire de Farmoutiers
Pour se mettre au pair opère
Avec des litres entiers.

Là… ce roi de la troisième
Dynastie… un grand barbu ;
Dieu sait pourtant si je l’aime,
Mais il est toujours trop… bu.

Celui-ci, qui se trémousse
Comme on veut faire une fleur,
C’est Bertodzor, - tout en mousse,
Qui boit comme un emballeur.

Celui-là n’a pas la trouille :
Le petit Cantarelli.
Il boit comme une patrouille ;
C’est ça qui vous ramollit.

Voilà Papel, cœur de chêne,
Emule du gros Falstaff ;
Tous les garçons font la chaîne
Sans qu’ils éteignent sa soif…

Arrête-toi, pauvre tourte,
Il faudrait tous les nommer ;
Et, ma foi, la vie est courte,
Je dois donc me résumer,

Encor qu’il y ait matière.
Mais j’en témoigne les cieux,
Et je dis que si la bière
Que boivent tous ces messieurs,

On la pouvait mettre tout
En un tas, je vous réponds
Qu’on y ferait une joute
De navires à trois ponts.



Qu’importe, mon vieux Capelle,
Nous formons assurément
Une petite chapelle
Qui n’est pas sans agrément ;

Chapelle dont tous les prêtres
Disent la messe à la fois,
En louant l’Etre des Etres
Qui est Cambrinus, je crois.

Mais voici la troisième heure,
Il est temps, assurément
De regagner sa demeure
Chacun, respectivement.

Pourtant, nous trouvant ensemble,
Nom de dieu, si l’on poussait
Ce dernier toast, que t’en semble ?
Vive le Père Pousset !…

Certe, au séjour de lumière
Il est avec le Seigneur ;
Il lui brasse de la bière
Vois-tu, pour nous,quel bonheur ?

Car, nous irons le rejoindre
Un de ces jours, n’est-ce pas ?
C’est de nos soucis le moindre,
Surtout entre nos repas.

Eh bien, mon cher, je suppose,
Quand notre jour aura lui,
Que la principale chose
Que nous trouverons chez lui,

- Si, du moins, par aventure
Le diable nous dit où c’est -
Ce sera la devanture
D’une taverne Pousset.



Raoul Ponchon
le Courrier Français - 14 janv. 1894


Aucun commentaire: