21 sept. 2007

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L’ OIE
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Rien n’est meilleur qu’une oie…
Si ce n’est deux oies.
(Sagesse des nations.)
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Noël ! Noël ! Noël à l’oie !
Il faut en ce jour solennel,
Enfants, verser des pleurs de joie,
Et glorifier l’Eternel

Qui, dans sa clémence infinie,
Nous laissa vivre jusqu’ici,
Et pour nous tenir compagnie
Fit la volaille que voici !
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Dieu ! Qu’elle bedonne avec grâce
Dedans son mordoré pourpoint :
Elle me paraît jeune et grasse,
De chair congrue et cuite à point.

Mais quoi donc sort d’entre ses cuisses ?...
Ce sont des marrons, ah ! merci !
Gros comme des étrons de Suisses,
Si j’ose m’exprimer ainsi.



Et cette odeur qu’on voudrait mordre !...
J’allais faire un très long discours,
Quand notre hôte y mettant bon ordre
Par ces mots en rompit le cours :

« Ca, voyons que je la dépèce,
Je m’en tire assez bien, dit-on ;
Cré non ! la vache, elle est épaisse !
Je m’en vais avoir du coton. »

Et voilà que cet homme habile,
J’en prends tous les dieux à témoin,
Détailla sur ce volatile
Cent aiguillettes pour le moins.

Remarquez qu’il en eût fait mille
Sans aucun effort, aussi vrai
Que je m’appelle Paul-Emile
Ou si vous aimez mieux André.

Changeant de méthode, notre hôte
Ensuite désarticula
L’oie entière, sans une faute ;
Fit vingt morceaux et dit : « Voilà !

« Et maintenant pas de faiblesse ;
Mangez, mes petits éléphants ;
Il ne faut pas que l’on en laisse,
Je suis chez moi, je le défends. »





N’est-ce point ça de l’éloquence ?
On ne saurait s’exprimer mieux.
Nous nous mîmes, en conséquence,
A briffer, pareils à des dieux !

Sans phrase, sans parole vaine,
Dans un recueillement profond,
Et nous remplissant la bedaine,
En gens qui savent ce qu’ils font.

Oui, voilà qui fait notre éloge :
Dieu des repas, tu n’entendis
Pendant trois quarts d’heure d’horloge
Que bourdonner nos appétits.

Tout à coup rompant le silence
L’un dit : ça n’est pas bien mauvais,
Cependant j’affirme et je pense
Qu’il y manque quelques navets.




O détestable rabat-joie,
Criai-je, fiche-nous la paix ;
Puisqu’elle est aux marrons, cette oie,
Pourquoi la vouloir aux navets ?

« Parce qu’elle serait meilleure
Aux navets, reprit ce maudit. »
« Elle est pour moi supérieure
Aux marrons. Canaille ! Bandit ! »

« Ah ! ah ! tu la trouve meilleure
Aux marrons ? Tiens, attrape ça.
Lors il me mit un œil au beurre
Noir, et du coup me terrassa.




Nous roulâmes tous deux à terre ;
Il était fou, moi possédé ;
Et tel est notre caractère
Qu’aucun de nous deux n’eût cédé.

Tous se levèrent, et notre hôte
Disait : il faut les museler.
Nous lui brisâmes une côte :
De quoi venait-il se mêler ?

La lutte devint meurtrière :
Deux camps encore qu’indistincts
Se formèrent, donnant carrière
A leurs sanguinaires instincts.

Alors ce fut épouvantable :
Parmi de confuses clameurs
On n’entendit plus sous la table
Que ces cris : Au feu ! Je me meurs !



On eût dit un lot de vipères
Se nouant et se dénouant ;
Ou des enfants cherchant leurs pères
Dans quelque bordel de Rouen.

Il faut dire que notre hôtesse
Dominant le charivari
Gueulait comme un chantre à la messe :
On assassine mon mari !

O bataille énorme, homérique !
Combat digne des anciens preux !
D’un côté le camp marronique
De l’autre, le camp navéteux !

Sans compter que la cuisinière
Etant un peu du bâtiment,
Foutait des gnons, elle, pas fière,
Sur nous tous indifféremment…

Cependant cette lutte corse
Au bout d’une heure s’apaisa ;
Nous étions tous à bout de force,
A cause de l’influenza.

Or, après ce struggle-for-life,
Nous comptâmes plus d’un blessé,
Mais nous reprîmes notre briffe
Comme si rien s’était passé.





« L’oie est tout aussi bonne froide,
Déclara notre amphitryon,
Puis il ajouta d’un ton roide :
Sachez encor, fleurs de couyon,

« Ceci, qu’une oie est, d’ordinaire,
Toujours meilleure à ce qu’elle est ;
Jamais elle ne dégénère,
Retenez bien ça, s’il vous plaît ;

« Qu’elle soit aux navets, aux truffes…
Qu’est-ce que ça fout, nom d’un chien !
Et je pense, espèces de muffes,
Qu’elle peut même n’être à rien. »

Ce petit discours parut sage
Et calma les plus mécontents.
Notre appétit reprit sa rage,
Si bien qu’au bout de peu de temps



Il ne resta qu’une carcasse ;
Les marrons touchant à leur fin.
Parbleu ! que je dis, c’est cocasse,
Il me semble encore avoir faim…

Aussi moi, dit mon adversaire.
Bien, dis-je, nous partagerons :
A moi la carcasse, compère,
Par exemple, à toi les marrons !

A ces mots dits pour lui déplaire,
Il voulut encore me rosser,
Mais notre hôte fort en colère :
« Vous n’allez pas recommencer,

Dit-il, le diable vous emporte !
Mangez tranquilles ou sinon
Je vais aller chercher main forte,
Tas d’échappés de cabanon…

« D’ailleurs, il est tard, je vous chasse,
Afin de vous mettre d’accord ;
Pour les marrons et la carcasse,
Je saurai bien leur faire un sort. »



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C’est ainsi, sans autre anicroche,
Que se termina ce festin
Mémorable dont rien n’approche,
Vers les une heure du matin.

Nous prîmes congé de notre hôte
Gentiment, nous promettant bien
De nous voir l’an prochain, sans faute :
Adieu. Bonsoir. Et puis plus rien…

Plus rien…si. Par intermittence,
Un imperceptible ronron
Troubla quelque temps le silence…
Marron…navet…navet…marron.

Puis je rentrai, tout à la joie.
Le plus doux des plaisirs permis
N’est-il pas de manger une oie,
Un jour de Noël, entre amis ?

Raoul Ponchon
le Courrier français
29 déc. 1889
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