18 sept. 2007

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Lui et l’autre
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Notre Raoul Ponchon ne peut s'empêcher d'ironiser sur les hommes politiques de son époque.
En lice aujourd'hui, Jules Grévy et Sadi Carnot
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Du temps du président Grévy * *
La rigolade a peu sévi ;
C’était un homme trop austère.
Sous Carnot, c’est une autre affaire ;
Ce petit bonhomme falot
Semble avoir gagné le gros lot ;
Du matin au soir il s’exerce
A faire marcher le commerce.

Tout chez eux diffère en un mot ;
Grévy fut plutôt grand, Carnot
* *
Est un vrai culot de gargousse.
Carnot est jeune, il se trémousse ;
Grévy plus vieux qu’un Sénat
A lui tout seul, et que rapiat !
Tandis que Carnot est prodigue
La belle digue, digue, digue.

Grévy tenait comme un crampon
Au commode Palais-Bourbon ;
On n’a pas en cet Elysée
A payer la moindre croisée.
Carnot aime Fontainebleau,
C’est pas plus cher, mais c’est plus beau.
On y trouve aussi moins d’escarpes
Qu’à Paris, et bien plus de carpes.


Les jours où Grévy m’invitait
A sa table, son chef mettait
Un sombre gigot à la broche.
Alors lui, d’un ton de reproche :
« Comment, encore un gigot neuf !
D’hier restait-il pas du bœuf ?
Alors c’est toujours la ripaille !
On veut me mettre sur la paille. »

Carnot c’est une autre chanson.
Il sert lui-même d’échanson :
« Allumez toutes les bougies,
Dit-il, en avant les orgies !
Folie, agitez vos grelots ! »
Et le champagne coule à flots.
Dès avant la première miette
On a vingt francs sous sa serviette.
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Monsieur Grévy, qui sortait peu,
Recevait au coin de son feu,
Et pour animer la séance
Wilson
* poussait une romance,
Souvent aussi maître Gounod
Venait tracasser le piano ;
On buvait de la camomille,
Cela se passait en famille.

Carnot, mû par d’autres désirs,
Veut goûter à tous les plaisirs.
Il lui faut l’éclat des lumières,
Le bal des Quat‘-z-Arts, les premières ;
Il ne se passe pas de jour
Qu’il n’y ai pas de fête à sa cour.
Toute la nuit il fait la noce
Il ne s’em…bête pas, la rosse !


Grévy plaignit toujours le sort
Des pauvres condamnés à mort,
Au point qu’on crut que sa clémence
Etait le fruit de la démence.
Carnot, lui, a le cœur plus noir.
On le voit bien rien qu’à le voir.
Pour les assassins il est vache :
Deibler
* en use son eustache.

Grévy dépensait seulement
Le quart de son émolument,
Lâchant toujours la même phrase
Chaque fois qu’il avait l’occase;
« Tel est le matin président
Qui, le soir, ne l’est plus autant.
Donc ; mes enfants, veuillez m’en croire,
Gardez pour la soif une poire.

Mais Carnot, ça n’est plus cela :
Il dépense tout ce qu’il a ;
Pour satisfaire sa bamboche
Il sort de l’argent de sa poche.
Son traitement lui suffit pas.
« Vivons, dit-il, nargue au trépas !
Je veux que l’on chante à la ronde :
Après Carnot la fin du monde ! »
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Raoul Ponchon
le Courrier français
26 mars 1893
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